Ismaïl Séragueddine,
directeur général de la Bibliotheca Alexandrina, met
l’accent à l’occasion du cinquième anniversaire de cette
institution sur son insertion dans le contexte de la culture
mondiale.
« La Bibliotheca Alexandrina doit diffuser
la culture des
lumières »
Al-Ahram
Hebdo : Cinq ans après la création de la Bibliothèque, y
a-t-il des points essentiels qui constitueraient une sorte
de bilan ou d’état des lieux ?
Ismaïl Séragueddine :
Nous avons réalisé beaucoup de choses. Ce n’est pas mon
point de vue personnel seulement, mais c’est une réalité.
Nous avons adhéré au Digital Life Federation, qui rassemble
les plus importantes bibliothèques numériques. Nous arrivons
dans le classement juste après la Bibliothèque britannique,
et ce uniquement trois ans après l’inauguration de la
Bibliotheca Alexandrina. Par ce statut de membre à part
entière, nous avons eu le droit de voter pendant les
présélections sur l’admission ou non de la Bibliothèque
d’Oxford. Dans ce domaine, nous sommes très avancés parce
que nous avons la seule copie de l’Archive Internet. On a
même signé à Paris l’accord qui fait de notre institution un
partenaire du World Digital Library, la Bibliothèque
numérique mondiale, émanant de la célèbre Bibliothèque du
Congrès américain. Cette dernière a accepté que nous
l’aidions dans le design de cette bibliothèque numérique et
que nous y apportions même des modifications. Ce succès est
dû surtout à notre équipe d’informatique, assez jeune. La
moyenne d’âge des 1 900 employés dans la Bibliothèque n’est
que de 29 ans.
— Vous estimez donc que le fait qu’elle soit jeune et
dynamique constitue l’atout de la Bibliothèque ?
— C’est vrai et c’est grâce à ces jeunes qu’on participe à
un projet intitulé « Un million de livres ». Trois géants et
un nain : la Chine, l’Inde, les Etats-Unis et la
Bibliothèque d’Alexandrie. A ce sujet, je peux dire que j’ai
ressenti beaucoup de fierté. En novembre 2006, lorsque les
représentants de ces pays se sont réunis à Alexandrie, ils
ont affirmé que le processus de travail que nous appliquons
est le meilleur et qu’en matière de productivité, on avait
dépassé de 2,5 % la Chine. C’est-à-dire que la Chine avait
50 fois plus de machines que nous mais que l’Alexandrina a
produit 5 % du travail. Et pour nous récompenser, les
Américains nous ont offert cinq machines de plus.
— Il s’agit de réalisations positives, mais où en est le
citoyen ordinaire de ceci ? La Bibliothèque l’a-t-elle
touché ?
— Les gens au départ avaient des réserves. Ils regardaient
la Bibliothèque sans savoir ce qu’elle représente. Peu
après, ils ont commencé à venir. Ils ont aimé ce qu’ils ont
trouvé. Ils se sont mis à venir plus régulièrement.
Nous accueillons un million de visiteurs et nous organisons
500 événements. Ce sont des chiffres impressionnants.
— Est-ce que ce sont les chiffres qui permettent de
mesurer l’impact de la Bibliothèque sur la vie culturelle ?
— Oui les chiffres comptent, parce que cela voudrait dire
que le lieu est vivant, un foisonnement continuel à tout
instant. Il y a des gens qui arrivent, qui assistent à des
conférences, à des congrès. Il s’agit d’une quantité
importante et d’une qualité élevée aussi. Nous avons reçu la
visite d’un nombre de prix Nobel, ce qui constitue un record
pour l’Egypte.
— Viennent-ils pour le poids que représente la
Bibliothèque ou pour les rapports personnels que vous
entretenez avec eux ?
— Il est vrai que j’utilise mes relations. Le fait qu’une
institution soit présidée par quelqu’un qui a des relations
favorise de telles visites. Mais s’ils n’avaient pas été
convaincus de l’efficacité de nos activités, ils ne seraient
pas venus. Vous ne pouvez pas remplacer la qualité du
travail par le contact personnel.
— On dit souvent que ces invités de renom et ces
conférences de haut niveau donnent parfois l’impression que
la Bibliothèque vise plutôt l’élite. Qu’en pensez-vous ?
— Je n’ai jamais compris pourquoi on dit ça. Comment peut-on
parler de rupture avec le simple citoyen avec ce nombre
impressionnant de visiteurs dont les trois quarts sont des
Egyptiens. On accueille des écoliers tous les jours de 9h à
11h, puis des gens qui viennent assister à un concert, des
scientifiques qui participent à des conférences sur la
microbiologie ou la génétique, des historiens qui viennent
examiner des manuscrits. Je vois que notre objectif a été
réalisé avec tous ces groupes si diversifiés. Et ceci en
maintenant une haute qualité scientifique.
— A aucun moment au cours de ces 5 ans vous vous êtes
arrêté pour remettre en question vos objectifs et méthodes ?
— Non je crois que les objectifs étaient bien clairs et bien
précisés dès le début. Nous sommes sur la bonne route, comme
le conducteur d’une voiture qui connaît son chemin ; il
n’hésite pas sur la direction à prendre, mais peut décider
parfois d’accélérer ou de ralentir s’il y a des nids de
poules.
— N’y a-t-il donc pas eu de bavure ?
— Nul n’est parfait.
— Et ces nids de poules ne seraient-ils pas dus à la
dépendance financière de l’Etat ?
— La Bibliothèque a son statut garanti par la loi. Le
président et son épouse croient en la liberté d’expression.
J’ai ressenti de la fierté que la Bibliothèque nationale
norvégienne organise un projet sur la liberté en l’honneur
de notre bibliothèque et qu’elle nous considère comme un
foyer de la liberté d’expression.
— Mais par exemple, le congrès sur la réforme politique a
soulevé des questions sur le caractère indépendant de la
Bibliothèque ...
— Lorsque j’ai dit au président que nous voulons organiser
un congrès sur la réforme en l’absence des ministres, il l’a
parrainé et est venu prononcer une allocution avant de
partir à 11h avec tous les responsables, alors qu’il savait
que l’inauguration aurait lieu à 18h. Il voulait donc céder
la place à la société civile.
— Dans l’antiquité, la Bibliothèque était le fruit de
l’épanouissement de l’Egypte. Aujourd’hui où se situe-t-elle
?
— La Bibliotheca est intervenue au moment où Alexandrie
souffrait de torpeur culturelle. Elle a relancé les congrès,
les colloques, elle a ravivé cette atmosphère. Trois choses
l’ont aidée à réaliser ceci, les investissements ont
augmenté à Alexandrie après une longue période de récession,
l’épanouissement de nombreuses institutions culturelles
comme l’Opéra, le musée de la ville ... et enfin les
révélations de l’archéologie sous-marine. Ces dernières ont
surtout donné l’impression dans la rue d’un retour à
l’esprit de l’ancienne Bibliothèque et que la nouvelle
pourrait prendre la relève.
— Est-ce qu’elle a effectivement pris cette relève ?
— La Bibliotheca Alexandrina doit diffuser la culture des
lumières. Une partie de son rôle est d’être ouverte,
d’interagir avec le monde et de répondre au critère « une
fenêtre mondiale sur l’Egypte et une fenêtre égyptienne sur
le monde ». Mais en même temps, elle n’est qu’une
institution parmi d’autres dans le cadre de tout un système.
Elle ne peut pas assurer le rôle des universités, des
musées, des palais de culture, des médias. C’est un système
culturel général dont les composants doivent se compléter.
Propos recueillis par Samar Al-Gamal