Parmi les enfants de la rue, Abla
Al-Badri a trouvé sa
place. L’une des premières spécialistes de ce domaine, elle
lui a consacré toute une vie.
Le don social
« Les Egyptiens ont pris l’habitude de voir la laideur
partout. Si on l’avait refusée dans notre quotidien, ces
enfants de la rue n’auraient pas existé. Cette scène des
petits qui plongent dans un sommeil profond dans le creux
d’un pneu ou celle d’autres enfants fouillant dans un tas
d’immondices, cherchant quelque chose à manger nous auraient
forcément choqués. Mais ces scènes sont devenues tellement
courantes que l’on est devenu blasé, on tente de les
marginaliser », s’indigne Abla Al-Badri, 41 ans, présidente
de l’association Hope Village (la première ONG à s’occuper
du dossier des enfants de la rue, il y a plus de 20 ans).
Entre une pile de dossiers, elle mène son train. Chacun de
ces dossiers narre le drame d’une famille qui a jeté son
enfant dans la rue. Des drames qui ont poussé Abla Al-Badri
à oublier ses propres soucis. Divorcée et mère d’une fille
de 22 ans, elle devait assumer ses responsabilités, seule.
Mais le fait de voir les malheurs des autres lui donnait de
la force pour relever les défis. « Je voyais les yeux de ma
petite Sara sur le visage de chacune de ces victimes. 10 %
des enfants de la rue ont été condamnés à ce sort pour des
raisons économiques, alors que 58 % sont victimes de
problèmes sociaux : (divorce, mort ou départ d’un parent,
violence à la maison, etc.) », dit-elle, ajoutant que ces
chiffres l’ont placée devant un fait accompli : tous les
enfants peuvent subir l’expérience de la rue. Et pour
illustrer ses propos, elle cite : « J’ai reçu une fois un
enfant dont le père occupait un poste très important au
ministère de l’Intérieur, mais après la séparation du
couple, chacun d’eux à renoncer à sa responsabilité ».
C’est parmi ces enfants de la rue qu’elle a éduqué sa propre
fille. Elle l’emmenait au centre pour jouer avec eux,
partageant de vrais moments de vie. « Ma fille a eu
l’occasion de connaître le malheur de ces enfants, ce qui
l’a aidée à ne pas se sentir victime de la séparation de ses
parents. Un bon moyen de lui montrer qu’il existe des
personnes qui vivent dans des conditions plus dures que les
siennes ». Et d’ajouter : « Le fait d’avoir ma fille
toujours dans les parages était aussi une astuce pour
démontrer à ces enfants qu’ils ne sont pas rejetés et
abandonnés par tout le monde. Et qu’il y a des gens qui les
acceptent comme ils sont », raconte Abla Al-Badri, qui se
sert tout le temps de son expérience personnelle pour donner
confiance aux enfants.
Tenue classique, petit foulard et visage calme, Abla laisse
peut-être l’impression d’une femme au foyer. Cependant,
cette allure cache bien des tréfonds houleux. Son travail
pendant 20 ans dans le domaine social lui a accordé la
patience du combattant. Elle a appris que certaines causes
ont besoin de plusieurs décennies pour y remédier. Bien que
les 15 filiales de Hope village aient reçu des centaines et
des centaines d’enfants, le cas de Mahmoud reste gravé dans
sa mémoire. C’était un enfant que le père a suspendu, deux
jours, le battant avec une chaîne parce qu’il a refusé de
lui donner les 10 L.E., sa paye quotidienne dans un atelier.
Le petit qui est venu demander secours au centre a eu une
hémorragie et des fractures. Il a risqué la mort et a subi
un traitement pour plus de deux mois. Lorsque le centre a
fait appel à la police, il a été averti que le père a le
droit d’éduquer son fils à sa manière ! Le cas de Hoda a été
lui aussi bien marquant. Il s’agit d’une fille qui a été
violée par un homme d’affaires. Traumatisée pendant plus
d’un an, elle refusait de parler. Une chose qui a entravé
son rétablissement.
« Je crois que l’enfance est la période la plus importante
dans la vie des gens. Si on a passé une enfance saine, on
pourrait plus tard affronter les choses dures de la vie.
Quand je vois un enfant dans la rue qui pleure, je sais
qu’il n’est pas entouré par une famille qui l’aime. La
famille forge le caractère de la personne dès son âge tendre
», explique Abla Al-Badri, ajoutant : « J’ai eu une enfance
agréable. Cela m’a beaucoup aidée par la suite ».
Fille d’un haut fonctionnaire de l’Etat et d’une mère
sociologue, elle a été la benjamine d’une famille qui compte
trois filles. La petite fragile a hérité l’amour de la
musique de son père, lequel a quasiment inventé un nouvel
instrument. Ayant l’oreille musicale, Abla a appris toute
seule à faire du piano, jouant les œuvres orientales de
Abdel-Wahab et Abdel-Halim. Son âme d’artiste s’est vite
épanouie. Et c’est d’ailleurs cette sensibilité de l’artiste
qui l’a beaucoup aidée à communiquer et à s’entendre avec
les enfants. Et de sa mère, elle a acquis le sens du
bénévolat. « On avait l’habitude d’aller dans les asiles et
orphelinats pour donner des vêtements et de l’argent aux
gens pauvres. Je ne pouvais, à l’époque, distinguer entre la
charité et l’acte social. Le premier n’est pas une chose
durable, par contre le second est permanent et a besoin
d’une vision plus vaste, étant lié au développement. Mais en
ce moment, l’acte social en Egypte n’est pas conçu en tant
que tel ».
Cette notion, Abla Al-Badri l’a apprise à la faculté du
service social où elle a eu l’occasion de guider les autres
étudiants en stage d’entraînement dans les asiles, les
maisons de retraite, les orphelinats et les institutions de
soins pour les délinquants. De près, elle a pu toucher la
différence entre ce que les étudiants apprennent
théoriquement et la réalité. Par exemple, chaque sept
enfants dans un orphelinat doivent être sous la surveillance
d’une assistante sociale pour qu’elle puisse faire son
boulot correctement. Cependant, celle-ci se trouve parfois
obligée de surveiller plus de 100 enfants en contre-partie
d’un salaire médiocre. D’autres institutions, selon Al-Badri,
ne croient plus à l’importance du rôle de l’assistant
social. Abla se tait pour un instant puis poursuit : « J’ai
été placée entre deux choix : dédaigner ma carrière et la
changer ou bien essayer de changer la vision de la société à
l’égard de l’assistant social ».
Une simple visite à l’association Hope Village lui a donné
cette opportunité. « Lorsque je suis venue pour rendre
visite à cette association, j’étais vraiment déprimée par ce
que j’ai vu sur le terrain. Et j’avais l’impression que je
suis en train de trahir les étudiants car ils ne vont guère
trouver ce qu’ils sont en train d’étudier. Mais une lueur
d’espoir brille à l’horizon lorsque je rencontre M. Richard
Hamssely, président de l’ONG ».
Là, Abla Al-Badri a connu de près une expérience qui
s’approche de l’idéal, de son rêve. Lorsque Hamssely avait
abordé le dossier des enfants de la rue au début des années
1990, on l’a fortement attaqué car le phénomène portait
atteinte à la famille égyptienne. Mais croyant à sa cause,
il a décidé de continuer. Il a inauguré un centre d’accueil
où il essayait d’offrir aux enfants de la rue une vie
meilleure. Pourtant, il lui manquait le côté académique.
C’est Abla Al-Badri qui a comblé ce vide. « Lorsque j’ai
connu M. Hamssely, j’étais en train de préparer ma thèse de
doctorat sur un autre thème. C’est lui qui m’a convaincue de
changer le sujet et de choisir celui des enfants de la rue
car le terrain a besoin de cette étude ».
Elle préside alors une filiale de Hope Village faisant ainsi
office de mère pour les enfants qui manquaient énormément de
tendresse et d’affection. Elle parvient en un temps record à
dessiner le sourire sur les lèvres de ces victimes. Son
succès l’a motivée à gérer le Hope Village une année après,
suite à la mort de Hamssely. Dans son nouvel univers, elle
ne rate aucune occasion lui permettant de faire des études
de terrain, détecter l’ampleur du phénomène et d’élaborer sa
propre vision. « La maison familiale est le meilleur endroit
où peut se trouver un enfant. Alors à chaque fois qu’on
reçoit un enfant de la rue, on essaie d’effectuer une étude
de cas pour connaître la raison de son départ. Puis on
effectue des négociations avec la famille, surtout lorsqu’il
s’agit d’une question économique. On tente alors de créer à
celle-ci une source de revenu. Une chose qui nous a poussés
à lancer, au sein de l’ONG, un service offrant des emprunts
pour des micro-projets ». Une initiative qui a porté ses
fruits car beaucoup d’enfants ont pu enfin regagner leurs
foyers.
En outre, le dossier des filles de la rue était un tabou
pour le conseil d’administration, vu que les problèmes de
celles-ci sont nombreux. Abla Al-Badri se lance dans un
autre défi. Elle installe un centre spécialisé pour mieux se
pencher sur la question. Une année plus tard, les 15 centres
du Hope Village ont compté quatre centres travaillant sur
les filles de la rue, dont un consacré aux filles mères. Une
affaire de longue haleine. Mais elle est bien persévérante.
A cet égard, Abla voue un grand amour pour la natation. «
J’ai réalisé des chiffres assez prometteurs dans ce sport
que j’ai dû arrêter pour indisponibilité. Dans les plages
pour femmes à Marina, je nage pour laver mes soucis au bout
d’une année surchargée », lance Abla Al-Badri qui ne
retrouve le vrai salut qu’auprès de sa fille Sara et des 200
enfants du Hope Village. Elle aspire à ce que le nombre
d’organismes qui s’occupent des enfants de la rue, tablant
aujourd’hui autour de 9 associations, augmente pour soutenir
les 400 000 victimes déjà dans les rues. Et pour sa fille,
un mariage sans séparation ni peine.
Dina
Darwich