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Crimes sexuels.
Les victimes de viols ou de harcèlements choisissent dans la
majorité des cas de se taire et de vivre l’épreuve en
solitaires face à une société intransigeante à l’égard des
femmes et où l’honneur passe avant tout. Néanmoins, les
langues se délient peu à peu et la question n’est plus un
tabou.
Coupable d’avoir été violée
«
S’il m’arrivait d’être victime d’un viol, je ne penserais
jamais à porter plainte. Chez nous, dans le Saïd (Haute-Egypte),
l’honneur est bien plus important que la vie. Ma famille ne
pourra supporter deux scandales à la fois, le crime lui-même
et celui de l’avoir révélé à la police. L’unique solution
serait de mettre fin à ma vie pour éviter aux miens toute
cette infamie », dit Hind, fonctionnaire d’une vingtaine
d’années.
Chawqiya, mariée, et mère de trois enfants, rejette l’idée
d’intenter un procès contre les agresseurs si jamais elle
était victime d’un viol. « C’est déjà trop d’humiliation
pour mon mari, je ne pourrais l’exposer à un autre scandale.
Ce serait le déshonneur de la famille et mes filles en
pâtiront ainsi que mes sœurs. Je préférerais encore garder
le silence », confie-t-elle tout en ajoutant qu’au regard de
la société, le coupable, c’est la femme. Des avis partagés
par beaucoup de personnes dans une société qui considère
l’atteinte à l’honneur comme un crime impardonnable et
inconcevable. Et celle qui en subit les conséquences, c’est
toujours la femme. « Elle est blâmée, montrée du doigt et
les accusations portées sur elle aggravent ses souffrances,
telles que pourquoi s’être exposée à une telle situation,
pourquoi s’être risquée dans un tel endroit, ou pourquoi
n’avoir pas tenté de se défendre jusqu’au bout », explique
Mohamad Chamroukh, ex-chroniqueur de faits divers.
La victime se retrouve seule face à une société
inquisitrice. Nihad Aboul-Qomsane, avocate et responsable du
Centre Egyptien des Droits de la Femme (CEDF), qui a lancé
depuis quelques mois une campagne contre le harcèlement des
femmes, juge qu’il y a encore beaucoup à faire. Le but de
son initiative est d’inciter les instances concernées à
réagir pour que la femme soit plus en sécurité dans la rue,
le travail et les moyens de transport. Aboul-Qomsane confie
avoir rassemblé 3 000 témoignages de femmes victimes de
harcèlement sexuel et deux seulement pour viol, mais les
concernées ont préféré garder le silence. « Les femmes ont
commencé à dépasser leur peur et parviennent à s’exprimer
devant les chercheurs qui font tout pour gagner leur
confiance et leur faire comprendre qu’elles ne sont pas
complices, mais des victimes. Cependant, même dans les cas
de harcèlement sexuel, elles ne sont pas prêtes à intenter
un procès contre leurs agresseurs. Une position qui semble
encore plus délicate lorsqu’il s’agit d’un cas de viol »,
explique Aboul-Qomsane.
Un feuilleton du côté de la victime
Or, un feuilleton intitulé Une affaire d’opinion publique
diffusé ce Ramadan sur une chaîne publique, est venu
annoncer aux gens que la victime n’est autre qu’une victime.
Le personnage principal, campé par la grande actrice Yousra,
a réagi positivement et a décidé de défier toute une société
et un entourage intransigeant en intentant un procès contre
ses agresseurs. « Peut-être ai-je été influencée par
l’audace de Yousra dans le feuilleton, mais il se pourrait
que je réagisse autrement si la situation est trop complexe,
c’est difficile à trancher, de s’imaginer dans une telle
impasse », confie Hanaa qui ne nie pas que porter plainte
n’est pas une chose facile, surtout que l’on doute toujours
de la victime, comme si elle n’avait pas réellement subi
cette violence.
« Je ne céderais jamais à mon droit, ces violeurs doivent
être sévèrement punis. Pourquoi dois-je souffrir en silence
et subir toute seule les conséquences d’une expérience
traumatisante, alors que les coupables mènent tranquillement
leur vie ? Ce n’est pas à moi d’avoir honte, mais ceux qui
ont commis ce crime », affirme Héba. Quand à Noha, trente
ans, comptable, elle confie qu’elle n’hésiterait par à
porter plainte en cas de viol, mais pas pour harcèlement
sexuel. « Le harcèlement est subi quotidiennement et je
réagis forcément en insultant ou en donnant un coup à mon
agresseur, un viol, c’est bien plus grave et le châtiment
doit être plus sévère ».
En général, on pense que la fille est consentante et veut
coincer un homme qui n’a pas tenu sa promesse de mariage ou
qu’elle est de mœurs légères et veut se venger de quelqu’un.
En fait, la manière avec laquelle on traite la victime ne
peut qu’accentuer ses souffrances et ses sentiments de
culpabilité au moment du procès-verbal et au cours de
l’enquête. Un père traumatisé par le viol de sa fille de 16
ans a refusé d’aller à la police malgré les efforts déployés
par l’avocate Aboul-Qomsane pour le convaincre. Selon lui,
c’est une double souffrance pour son enfant. « Comment
pourrais-je exposer ma fille à une série d’humiliations et
de rudes épreuves ? Tous les regards seront fixés sur elle
et cette manière avec laquelle on va la questionner comme si
l’on mettait en doute ses déclarations va sûrement la
traumatiser. En plus de l’expérience du médecin légal et les
déboires qu’elle va vivre au tribunal. Cette expérience est
destructrice et le résultat n’est jamais garanti : même si
l’on retrouve les criminels et que le tribunal prononce son
verdict, cette procédure aurait des effets néfastes sur son
psychique », dit le père qui préfère céder au droit de sa
fille plutôt que de faire éclater le scandale. Et
Aboul-Qomsane explique qu’il n’a pas tout à fait tort. «
Nous n’avons pas de spécialistes pour accueillir ces filles
victimes de viol. Nos officiers de police ont grandi dans
une société patriarcale avec des convictions erronées comme
quoi la femme est toujours coupable en cas de viol. Sans
compter la lenteur des procédures et le manque d’intérêt
accordé à ce genre de plaintes », dit-elle.
Elle poursuit que cette peur de franchir la porte du
commissariat pour éviter le scandale, la vision de la
société face à ce genre de crime et les étapes à endurer
font que parmi les 500 procès de statut personnel dans le
bureau du CEDF ne figurent que deux ou trois procès de viol
et ce sont souvent des procès pour preuve de paternité.
Société complice
Et le fait de se rendre à la police figure parmi les
principaux obstacles. Selon la sociologue Azza Korayem, il
existe un grand fossé entre les citoyens et la police en
général. « Une personne qui se respecte est souvent tendue
lorsqu’elle se rend à la police. L’affaire devient plus
complexe lorsqu’il s’agit de dénoncer un acte de viol. Il
faut que les agents fassent la différence entre un criminel
et celui ou celle qui vient intenter un procès ».
De leur côté, les officiers expliquent qu’ils réceptionnent
beaucoup de plaintes non justifiées ou par vengeance. « Le
doute est toujours là et c’est l’enquête qui va dévoiler la
vérité. Parfois l’on découvre que la fille est consentante
et entretient une relation normale avec l’accusé », rétorque
un des officiers de police. Chamroukh va jusqu’à expliquer
que le fait de subir un viol n’est pas si simple, la victime
peut résister jusqu’à la mort. Cependant, « même si la fille
a une mauvaise réputation et qu’elle a été violée, la loi
lui donne le droit de porter plainte, puisque cela s’est
fait contre son gré », dit-il, tout en ajoutant que le fait
de commencer par douter au sujet des déclarations de la
victime accentue ses souffrances. Azza Korayem s’interroge :
« Pourquoi ne pas punir la personne qui fait une fausse
déclaration si cela est prouvé au lieu de juger coupable
quiconque défend son droit ? ». Un fait qui rend le crime,
malgré sa cruauté, l’un des plus sécurisés, comme le
qualifie Nihad Aboul-Qomsane. « Celui qui commet un crime de
viol contre une fille aura une autre comme cadeau ! »,
ironise-t-elle. Dr Kamal Mogheith, professeur au Centre des
recherches pédagogiques, considère le fait que la société
soit complice comme un comportement indécent qui équivaut à
celui de commettre ce crime horrible.
Il faut que la société change de mentalité face à ce genre
de crime et c’est le but des ONG et des instances
concernées, comme le confie Aboul-Qomsane, d’autant que la
plupart des études faites sur ces crimes sexuels prouvent
qu’il y a recrudescence. « La décision de rendre la rue
égyptienne plus sécurisée en éparpillant des gendarmes qui
font la ronde pour établir des procès-verbaux sur place est
un pas en avant dans la lutte contre ces crimes sexuels ».
Il reste cependant beaucoup à faire pour sensibiliser les
gens. Et pourquoi ne pas donner certaines garanties aux
femmes ?, comme le demande Korayem. « Il faut insister à ce
que les procédures dans ce genre de crimes soient faites
discrètement, loin de la presse, pour ne pas exposer la
victime aux projecteurs et perturber encore son moral »,
explique Korayem en ajoutant qu’il est nécessaire de mettre
en application les peines de ce crime horrible et cela ne
peut se faire que si l’on porte plainte. Et si l’on a brisé
en certains termes le silence autour de ces crimes, il reste
aussi à surmonter le tabou et oser se rendre aux instances
concernées. Pour bien lutter contre le phénomène, il est
indispensable, selon Chamroukh, de ne plus avoir cette peur
du scandale au point de taire les droits de la victime et de
sa famille .
Doaa
Khalifa
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La vie de Mohamad
après
Bien avant la télévision, la presse a, ces dernières années,
souvent consacré de larges colonnes aux crimes sexuels,
souvent aux dépens des concernés. Cela fut notamment le cas
pour l’affaire de Hind, 11 ans, qui a accusé Mohamad de
l’avoir violée.
« J’aurais payé de ma vie pour apaiser l’opinion publique.
Les médias ont mis de l’huile sur le feu sans tenir compte
de la probabilité de mon innocence. On a voulu me punir pour
montrer qu’on est un pays qui respecte les droits de
l’homme, alors que tout prévenu est innocent jusqu’à preuve
du contraire », s’indigne Mohamad, 22 ans, plombier. Le
regard perdu, le sourire effacé, il éprouve des difficultés
à s’exprimer. Sept mois de calvaire pour ce jeune homme qui
a été arrêté en mars dernier et accusé du viol d’une fille
âgée de 11 ans duquel elle a eu un enfant. Etant la plus
jeune fille mère, les médias n’ont pas raté l’occasion pour
en faire des gorges chaudes. Une campagne féroce a été menée
contre l’accusé, le comparant à un monstre. « Je ne serai
apaisé que si ce monstre est condamné à mort. Je pourrais
enfin dire que j’ai retrouvé ma dignité », répétait Hind, 11
ans, élève en cinquième année primaire, aux différents
médias. Cette fille mère a gagné la sympathie de la société
égyptienne, y compris le soutien des organisations des
droits de l’homme locales et internationales.
Surprise. Les analyses ADN ont montré que la petite Menna,
le bébé de Hind, n’était pas l’enfant de l’accusé. Mohamad
est déclaré innocent et selon la loi, Hind n’a pas le droit
de faire appel. Ce verdict est définitif.
Dans le quartier d’Al-Khossous, à Qalioubiya, où vivent
Mohamad et Hind, le calme semble avoir regagné le lieu qui a
connu un état d’effervescence. Alors que tout le monde
évitait de contacter la famille de Mohamad, sa sortie de
prison a été fêtée en grande pompe. Un cortège formé de
toc-tocs et d’automobiles l’attendait près du commissariat
pour l’emmener chez lui. Des cris de joie et des coups de
feu ont marqué l’événement. Quant au sort de Hind et sa
famille, des rumeurs circulent qu’ils ont déjà quitté le
village pour éviter toute vengeance.
Calomnie, commérages et rumeurs circulent de bouche à
oreille. Alors que la majorité ont cru à l’innocence de
Mohamad, d’autres éprouvent encore de la compassion à
l’égard de Hind. « C’est une victime. Sous l’effet du choc,
elle n’a pu reconnaître son agresseur. La preuve en est que
ses témoignages au départ étaient bien contradictoires »,
précise un des habitants. « Peut-être a-t-elle accusé
Mohamad pour protéger une autre personne », lance un autre.
Mais pourquoi lui spécialement ? Une question qui demeure
comme une énigme pour Mohamad.
Une énigme qui a bouleversé sa vie et celle de sa famille.
Un véritable calvaire pour ce jeune homme qui a passé trois
mois en prison. « Je me consumais à petit feu en attendant
le verdict. A chaque fois que je recevais une visite, je
perdais espoir face à la pression de la société. Je savais
que toute l’Egypte était contre moi et je me déplaçais d’une
prison à une autre ou me rendait au tribunal sous forte
escorte de peur que quelqu’un ne vienne me tuer ».
Une souffrance pour Mohamad, mais aussi pour sa famille. Sa
fiancée l’a même quitté. Ses deux sœurs ont été répudiées
par leurs maris.
« Je suis un plombier et donc censé rentrer dans les
maisons. Depuis ce scandale, personne ne fait plus appel à
mes services, pas même mes deux fils qui travaillent avec
moi. Les gens ont peur de moi et on m’a surnommé le père du
monstre. Je n’avais plus de travail et donc plus de moyens
pour payer l’avocat qui devait défendre mon fils », dit le
père en larmes. Noyé par les dettes, il confie avoir du mal
à survivre « Ce verdict va nous permettre de remonter la
pente tout doucement. Il est plus facile de détruire que de
construire », réplique comme avec sagesse Oum Mohamad.
Une famille humiliée
Et ce n’est pas tout. Les médias ont porté atteinte à la
réputation de la famille. « Les enfants ne voulaient plus
jouer avec moi, craignant que leurs parents ne les
punissent. Je les entendais insulter mon jeune frère et je
me mettais en colère. Pour éviter les bagarres, j’avais
décidé de ne plus sortir de la maison », confie Amin, 12
ans, le frère de Mohamad. La mère aussi a beaucoup souffert
du regard des gens. Elle ne voulait même plus sortir pour
faire des courses. « Un jour, un homme m’a craché à la
figure et j’ai dû me taire, incapable de me défendre ». Elle
se tait un moment, puis poursuit : « Aujourd’hui, beaucoup
de personnes sont venues s’excuser pour avoir réagi
injustement envers nous. Mais comment pardonner aux 70
millions d’Egyptiens qui ont voulu détruire la vie de mon
fils. Il faut une dose de tolérance élevée ».
La police a aussi enfoncé le couteau. « On a été humilié par
la police. Un de mes fils a été battu par des agents alors
qu’il venait de sortir du bloc opératoire ; mon mari a été
malmené. Qui va nous dédommager pour tout cela ? »,
s’interroge la mère.
Aymane Khiraa, avocat de Mohamad, assure que son client a
passé 3 mois en prison pour rien. Lorsqu’on est accusé d’un
délit et que l’on est condamné à une peine de prison, cette
période est retranchée de la durée de la peine. S’il y a
preuve d’innocence, la législation égyptienne ne prévoit
aucun dédommagement, ce qui n’est pas le cas dans certains
pays arabes. Alors, Mohamad ne peut intenter un procès
contre l’Etat. Mais son avocat va intenter un autre contre
la famille de Hind et même contre les chaînes satellites et
les journaux qui ont mis de l’huile sur le feu.
Pour le moment, la famille de Mohamad est soulagée, mais lui
est marqué et vit en retrait. Cette expérience lui aura
montré le vrai visage des gens et de ses voisins. « Rares
sont ceux qui m’ont rendu visite et ont soutenu ma famille
durant la crise. J’éprouve une grande difficulté à être
aimable avec les gens, et le cortège qui m’a reçu ne m’a
nullement impressionné. L’hypocrisie, je n’aime pas ça. Il
est difficile de pardonner quand on a été victime d’une
injustice », commente Mohamad qui confie que certains de ses
amis l’évitent même après la preuve de son innocence, car
dans les quartiers populaires, on craint beaucoup la police
et lui est devenu un visage suspect. « Ils veulent sûrement
s’éviter les problèmes ». Et la vengeance ? Cela ne semble
pas être l’objectif de Mohamad. « Je n’ai nullement envie de
me venger de cette fille. J’ai perdu trois mois en prison.
Est-ce que cela vaut le coup d’en perdre encore pour elle ?
J’ai d’autres choses bien plus importantes à faire »,
explique-t-il.
Un drame qui est venu s’imposer au quotidien d’Al-Khossous
et qui s’est transformé en sujet de plaisanterie. « Lors du
grand Baïram dernier, Saddam Hussein fut la victime du
bourreau. On craignait que Mohamad ne subisse le même sort
lors du petit Baïram », conclut Mahmoud .
Dina
Darwich
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