L’écrivain égyptien Mohamad
Al-Makhzangui est
de retour à l’occasion de la Foire du livre. Il offre un
récit où les animaux sont les métaphores d’un monde
contemporain de plus en plus cruel. Buffles est tiré de son
recueil de nouvelles Hayawanat ayamna (animaux
d’aujourd’hui), aux éditions Al-Chorouq.
Buffles
Les morts : neuf êtres humains, dix buffles, quinze moutons
et chèvres, un nombre indéfini de volailles, mais pas de
lapins — pour des raisons que personne n’a pris le temps
d’élucider. A part les êtres vivants, sept maisons avaient
pris flamme — dont deux avaient été complètement brûlées,
trois épiceries avaient été détruites, huit façades de
maisons en torchis s’étaient écroulées et tous les enclos
des aires de battage du grain étaient tombés. Après minuit,
les amas de crottes et les meules de paille s’étaient
éventés dans le ciel du village tout entier, formant comme
un nuage de poussière qui ne retomba qu’à l’aube, petit à
petit, recouvrant les maisons et les êtres humains écrasés
par la fatigue, épouvantés par la calamité. Ils pleuraient
leurs victimes les yeux secs, sans sanglots. Au matin, ils
préparèrent les corps pour les enterrer : deux hommes dont
l’un avait la trentaine, l’autre plus de quatre-vingt ans,
deux femmes d’âge mûr, dont l’une était enceinte de neuf
mois, et cinq enfants âgés de six mois à onze ans.
Les lumières : Les néons avaient commencé à s’imposer dans
la nuit du village depuis vingt ans, depuis l’époque où la
station de renforcement de la radiodiffusion avait commencé
à émettre ses ondes à partir du petit bâtiment entouré de
murailles, récemment construit sur la route principale
devant le village. Les employés dans la station venaient du
village ; c’étaient des ouvriers agricoles complètement
démunis. Ne possédant ni ne louant de terres à cultiver, ils
étaient engagés par ceux qui en possédaient ou en louaient
et travaillaient chez eux pendant la haute saison. Ce sont
eux qui ont transmis la découverte au village après avoir
appris son secret auprès des ingénieurs et des techniciens
de la station. Ils avaient compris que les aériennes de la
station transmettaient de puissantes ondes dont le rôle
était de transporter sur leurs dos les ondes de diffusion,
qui, émises à partir de la Maison de la radio dans la
lointaine capitale, étaient très affaiblies par la distance
parcourue. Ils appelèrent ces ondes porteuses « les ânes »,
à cause de leur puissance, de leur robustesse et de leur
capacité à seconder les ondes épuisées et à les accompagner
jusqu’au rivage. Sur leur passage par les routes aériennes
dans le ciel du village, ces ondes-là, « les ânes »,
éventaient dans l’air suffisamment d’électricité pour
allumer les néons épuisés, dans lesquels il ne restait
qu’une petite quantité de vapeur de mercure, que ni
l’électricité des câbles, ni les « transats » du courant, ni
les pulsations habituelles des « starters » n’auraient pu
rallumer.
L’avancée rampante de la lumière : Pendant ces vingt années,
les néons s’accumulèrent. Ces lampes usagées pouvaient être
allumées sans frais ; nul besoin de câbles électriques ou
d’installations. Il suffisait de les accrocher aux murs,
près des plafonds, au-dessus des enclos, entre les branches
d’arbre. Pour les attacher, on récupéra tous genres de fils
: effilochures de sacs, déchirures de vêtements élimés, ou
même des fibres de lin ou des branches de lierre.
Plus d’éclairage encore : Depuis un an à peu près, les
lumières du village s’éclairèrent davantage. Le village
était maintenant parmi les lieux les plus éclairés sur
terre, ou peut-être même le plus éclairé, illuminé par une
multitude de soleils, la nuit y était devenue comme le jour.
L’apparition des lampes économes en énergie, « Day Light »,
dans les villes du pays, relégua très vite les néons – alors
même qu’ils étaient encore en pleine puissance — au rebut.
Des lampes à néon encore en bon état s’accumulèrent alors au
village ; il n’était même pas nécessaire de les accrocher
pour que l’électricité qui courait dans l’atmosphère du
village atteigne leurs extrémités et allume le gaz abondant
qu’elles portaient en elles. Leur seule présence,
abandonnées avec leurs deux extrémités à découvert,
suffisait pour qu’elles s’irradient puissamment. Il y en
avait par terre dans les rues et les ruelles, sur les enclos
et les toits, dans les étables, dans les poulaillers, sur
les passerelles au-dessus des canaux, dans tous les champs.
Le changement n’était pas advenu brutalement. Il se passa ce
qui s’était passé durant deux décennies; simplement le
rythme s’accélérait et les effets, avec le temps, avaient
décuplé. Les récoltes, qui baignaient pendant la journée
dans la lumière du soleil, et la nuit dans celle des néons,
se développaient plus vite ; plus abondantes, elles
s’étaient aussi allongées – mêmes si elles avaient perdu
leur goût familier. Les vaches se mirent à manger nuit et
jour, sans interruption ; elles étaient devenues presque
aussi gigantesques que des éléphants et donnaient un lait
abondant quoique léger ; mais leur progéniture s’était
affaiblie, et mourait la plupart du temps les premiers jours
après la naissance. Quant aux humains, ils étaient devenus
de plus en plus énormes, et ils se laissaient de plus en
plus aller. Le sommeil chez eux avait été remplacé par de
courts moments de somnolence auxquels ils s’abandonnaient
continuellement, tout au long de la journée, et de la nuit
incandescente de lumière. La nuit, ils ne se retiraient plus
sur leurs couches pour se plonger dans un profond sommeil
jusqu’au petit matin comme dans l’ancien temps ; ils
s’étendaient maintenant sur les mastabas, sur les toits,
sous les arbres, pour somnoler un petit peu à n’importe
quelle heure. Ils se réveillaient la faim au ventre en
baillant, mangeaient, travaillaient un peu puis s’étendaient
à nouveau à chaque fois que leurs paupières
s’alourdissaient.
La nuit de la calamité : On raconte que la puissance du
courant électrique augmenta d’un coup dans les
transformateurs de la station. D’autres, par contre, disent
que ce n’est pas cela qui s’est passé, mais qu’une
luminosité inhabituelle s’empara des néons qui illuminaient
le village et les champs aux alentours, au point que les
hiboux s’endormirent soudainement sur les branches des
sycomores et sur les enclos, et qu’ils tombèrent par terre
dans un bruit sourd. Les chauves-souris se réfugièrent sous
les plafonds des débarras, y cherchant un abri dans les
recoins, comme des balles visqueuses collées à leurs cibles.
Le bourdonnement des abeilles s’amplifia, le pépiement des
oiseaux, troublés dans leur vol, monta d’un ton ; un tumulte
inhabituel s’éleva des poulaillers et des pigeonniers ; les
étables tremblaient.
La trentième minute après minuit : De puissants coups
étouffés firent s’envoler les portails des étables et
éventrèrent leurs enclos en torchis. Des portes effondrées
et des fentes des murs s’élancèrent les buffles du village —
tous les buffles — comme si un diable les avait appelés dans
un même instant. Ils se joignirent dans un troupeau houleux,
qui s’élança dans une folie aveugle dans la rue Dayer
Al-Nahiya, qui traversait le village de part en part. Quand
le troupeau arriva au bout de cette longue rue, il se
retrouva devant la passerelle en bois vétuste qui passait
sur les eaux de drainage. Très vite, elle s’effondra sous
les poids des bêtes et la puissance des coups de leurs
sabots.
Après l’effondrement de la passerelle : Plusieurs buffles
tombèrent dans les eaux de drainage ; le troupeau surexcité
fut secoué. Le choc de l’arrêt brutal parcourait la masse
paniquée, la ratissait de la tête à la queue. Les museaux et
les cornes firent demi-tour, s’entrechoquèrent et
s’affrontèrent. Le grand troupeau se transforma en de
mini-troupeaux haletants, qui couraient dans tous les sens,
où brillait une lumière, ici ou là. Dans leur élan, les
buffles pointaient leurs têtes partout où était accroché, ou
jeté, un néon. Quand il leur était difficile d’atteindre la
lampe dans un lieu fermé, ils continuaient à cogner les
murs, les portes ou les enclos. Ils erraient dans les
ruelles, envahissaient les maisons, à la recherche de cette
lumière blanche incandescente pour la dompter du bout de
leurs cornes, de leurs sabots, de leurs museaux, de leurs
croupes. De tout leur être lourd et agité, ils frappaient
les émanations de cette lumière blanche. Les lumières
reculèrent tandis que naissaient çà et là des incendies ; la
poussière était dans l’air ; les êtres humains hurlaient ;
les poules et le bétail essayaient de fuir. Mais le
piétinement continua. Quand il apparut clairement que
c’était à ces lumières blanches que les bêtes en voulaient,
les gens se mirent à détruire toutes lampes qui étaient à
portée de main ou de pied, jusqu’à ce que le village ait été
complètement éteint. Les troupeaux, alors, se dirigèrent
vers les quelques lumières blanches qui brillaient encore
dans l’étendue des champs.
Traduction de Dina Heshmat
Dessin de Mohamad Heggi