Al-Ahram Hebdo, Littérature | Buffles
  Président Salah Al-Ghamry
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 31 janvier au 6 février 2007, numéro 647

 

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Littérature

L’écrivain égyptien Mohamad Al-Makhzangui est de retour à l’occasion de la Foire du livre. Il offre un récit où les animaux sont les métaphores d’un monde contemporain de plus en plus cruel. Buffles est tiré de son recueil de nouvelles Hayawanat ayamna (animaux d’aujourd’hui), aux éditions Al-Chorouq.

Buffles

Les morts : neuf êtres humains, dix buffles, quinze moutons et chèvres, un nombre indéfini de volailles, mais pas de lapins — pour des raisons que personne n’a pris le temps d’élucider. A part les êtres vivants, sept maisons avaient pris flamme — dont deux avaient été complètement brûlées, trois épiceries avaient été détruites, huit façades de maisons en torchis s’étaient écroulées et tous les enclos des aires de battage du grain étaient tombés. Après minuit, les amas de crottes et les meules de paille s’étaient éventés dans le ciel du village tout entier, formant comme un nuage de poussière qui ne retomba qu’à l’aube, petit à petit, recouvrant les maisons et les êtres humains écrasés par la fatigue, épouvantés par la calamité. Ils pleuraient leurs victimes les yeux secs, sans sanglots. Au matin, ils préparèrent les corps pour les enterrer : deux hommes dont l’un avait la trentaine, l’autre plus de quatre-vingt ans, deux femmes d’âge mûr, dont l’une était enceinte de neuf mois, et cinq enfants âgés de six mois à onze ans.

Les lumières : Les néons avaient commencé à s’imposer dans la nuit du village depuis vingt ans, depuis l’époque où la station de renforcement de la radiodiffusion avait commencé à émettre ses ondes à partir du petit bâtiment entouré de murailles, récemment construit sur la route principale devant le village. Les employés dans la station venaient du village ; c’étaient des ouvriers agricoles complètement démunis. Ne possédant ni ne louant de terres à cultiver, ils étaient engagés par ceux qui en possédaient ou en louaient et travaillaient chez eux pendant la haute saison. Ce sont eux qui ont transmis la découverte au village après avoir appris son secret auprès des ingénieurs et des techniciens de la station. Ils avaient compris que les aériennes de la station transmettaient de puissantes ondes dont le rôle était de transporter sur leurs dos les ondes de diffusion, qui, émises à partir de la Maison de la radio dans la lointaine capitale, étaient très affaiblies par la distance parcourue. Ils appelèrent ces ondes porteuses « les ânes », à cause de leur puissance, de leur robustesse et de leur capacité à seconder les ondes épuisées et à les accompagner jusqu’au rivage. Sur leur passage par les routes aériennes dans le ciel du village, ces ondes-là, « les ânes », éventaient dans l’air suffisamment d’électricité pour allumer les néons épuisés, dans lesquels il ne restait qu’une petite quantité de vapeur de mercure, que ni l’électricité des câbles, ni les « transats » du courant, ni les pulsations habituelles des « starters » n’auraient pu rallumer.

L’avancée rampante de la lumière : Pendant ces vingt années, les néons s’accumulèrent. Ces lampes usagées pouvaient être allumées sans frais ; nul besoin de câbles électriques ou d’installations. Il suffisait de les accrocher aux murs, près des plafonds, au-dessus des enclos, entre les branches d’arbre. Pour les attacher, on récupéra tous genres de fils : effilochures de sacs, déchirures de vêtements élimés, ou même des fibres de lin ou des branches de lierre.

Plus d’éclairage encore : Depuis un an à peu près, les lumières du village s’éclairèrent davantage. Le village était maintenant parmi les lieux les plus éclairés sur terre, ou peut-être même le plus éclairé, illuminé par une multitude de soleils, la nuit y était devenue comme le jour. L’apparition des lampes économes en énergie, « Day Light », dans les villes du pays, relégua très vite les néons – alors même qu’ils étaient encore en pleine puissance — au rebut. Des lampes à néon encore en bon état s’accumulèrent alors au village ; il n’était même pas nécessaire de les accrocher pour que l’électricité qui courait dans l’atmosphère du village atteigne leurs extrémités et allume le gaz abondant qu’elles portaient en elles. Leur seule présence, abandonnées avec leurs deux extrémités à découvert, suffisait pour qu’elles s’irradient puissamment. Il y en avait par terre dans les rues et les ruelles, sur les enclos et les toits, dans les étables, dans les poulaillers, sur les passerelles au-dessus des canaux, dans tous les champs.

Le changement n’était pas advenu brutalement. Il se passa ce qui s’était passé durant deux décennies; simplement le rythme s’accélérait et les effets, avec le temps, avaient décuplé. Les récoltes, qui baignaient pendant la journée dans la lumière du soleil, et la nuit dans celle des néons, se développaient plus vite ; plus abondantes, elles s’étaient aussi allongées – mêmes si elles avaient perdu leur goût familier. Les vaches se mirent à manger nuit et jour, sans interruption ; elles étaient devenues presque aussi gigantesques que des éléphants et donnaient un lait abondant quoique léger ; mais leur progéniture s’était affaiblie, et mourait la plupart du temps les premiers jours après la naissance. Quant aux humains, ils étaient devenus de plus en plus énormes, et ils se laissaient de plus en plus aller. Le sommeil chez eux avait été remplacé par de courts moments de somnolence auxquels ils s’abandonnaient continuellement, tout au long de la journée, et de la nuit incandescente de lumière. La nuit, ils ne se retiraient plus sur leurs couches pour se plonger dans un profond sommeil jusqu’au petit matin comme dans l’ancien temps ; ils s’étendaient maintenant sur les mastabas, sur les toits, sous les arbres, pour somnoler un petit peu à n’importe quelle heure. Ils se réveillaient la faim au ventre en baillant, mangeaient, travaillaient un peu puis s’étendaient à nouveau à chaque fois que leurs paupières s’alourdissaient.

La nuit de la calamité : On raconte que la puissance du courant électrique augmenta d’un coup dans les transformateurs de la station. D’autres, par contre, disent que ce n’est pas cela qui s’est passé, mais qu’une luminosité inhabituelle s’empara des néons qui illuminaient le village et les champs aux alentours, au point que les hiboux s’endormirent soudainement sur les branches des sycomores et sur les enclos, et qu’ils tombèrent par terre dans un bruit sourd. Les chauves-souris se réfugièrent sous les plafonds des débarras, y cherchant un abri dans les recoins, comme des balles visqueuses collées à leurs cibles. Le bourdonnement des abeilles s’amplifia, le pépiement des oiseaux, troublés dans leur vol, monta d’un ton ; un tumulte inhabituel s’éleva des poulaillers et des pigeonniers ; les étables tremblaient.

La trentième minute après minuit : De puissants coups étouffés firent s’envoler les portails des étables et éventrèrent leurs enclos en torchis. Des portes effondrées et des fentes des murs s’élancèrent les buffles du village — tous les buffles — comme si un diable les avait appelés dans un même instant. Ils se joignirent dans un troupeau houleux, qui s’élança dans une folie aveugle dans la rue Dayer Al-Nahiya, qui traversait le village de part en part. Quand le troupeau arriva au bout de cette longue rue, il se retrouva devant la passerelle en bois vétuste qui passait sur les eaux de drainage. Très vite, elle s’effondra sous les poids des bêtes et la puissance des coups de leurs sabots.

Après l’effondrement de la passerelle : Plusieurs buffles tombèrent dans les eaux de drainage ; le troupeau surexcité fut secoué. Le choc de l’arrêt brutal parcourait la masse paniquée, la ratissait de la tête à la queue. Les museaux et les cornes firent demi-tour, s’entrechoquèrent et s’affrontèrent. Le grand troupeau se transforma en de mini-troupeaux haletants, qui couraient dans tous les sens, où brillait une lumière, ici ou là. Dans leur élan, les buffles pointaient leurs têtes partout où était accroché, ou jeté, un néon. Quand il leur était difficile d’atteindre la lampe dans un lieu fermé, ils continuaient à cogner les murs, les portes ou les enclos. Ils erraient dans les ruelles, envahissaient les maisons, à la recherche de cette lumière blanche incandescente pour la dompter du bout de leurs cornes, de leurs sabots, de leurs museaux, de leurs croupes. De tout leur être lourd et agité, ils frappaient les émanations de cette lumière blanche. Les lumières reculèrent tandis que naissaient çà et là des incendies ; la poussière était dans l’air ; les êtres humains hurlaient ; les poules et le bétail essayaient de fuir. Mais le piétinement continua. Quand il apparut clairement que c’était à ces lumières blanches que les bêtes en voulaient, les gens se mirent à détruire toutes lampes qui étaient à portée de main ou de pied, jusqu’à ce que le village ait été complètement éteint. Les troupeaux, alors, se dirigèrent vers les quelques lumières blanches qui brillaient encore dans l’étendue des champs.

Traduction de Dina Heshmat
Dessin de Mohamad Heggi

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Mohamad Al-Makhzangui

Mohamad Al-Makhzangui est né dans le gouvernorat de Mansoura, en 1950. Il a étudié la médecine au Caire, pour se spécialiser ensuite en psychiatrie à Kiev, en Ukraine. A l’université, il écrivait des critiques sarcastiques sur des panneaux muraux, qui l’ont conduit en prison maintes fois. Il se rend compte qu’il n’est pas fait pour la politique, mais plutôt pour la littérature. A l’instar de Tchekhov, de Youssef Idriss et d’Al-Mansi Qandil, il exerce son métier de psychiatre et celui de nouvelliste côte à côte. Puis il renonce à la médecine pour se consacrer à l’écriture de presse et à la littérature depuis les années 1980. Il s’intéresse également aux recherches en médecine alternative. Parmi ses recueils de nouvelles Al-Ati (le suivant) en 1983, Al-Bostane (le jardin) en 1992, qui a été primé par l’Organisme égyptien général du livre comme meilleur recueil en 1993, Al-Mawt yadhak (la mort rigole) en 1988, et dernièrement Awtar al-maa (les cordes de l’eau) en 2002. Il est conscient du fait que les écrivains qui ne s’intéressent pas aux « grandes questions » s’éteignent rapidement. C’est pourquoi, tout en innovant dans la technique, il insiste sur l’histoire qui est l’essence de la nouvelle.

 

 

Le buffle est un animal imposant qui ne dort jamais, tout au plus ferme-t-il les paupières à certains moments de la nuit. Certains prétendent qu’il a dans la cervelle un vers infatigable qui l’empêche de dormir. Il repousse les lions et tue les crocodiles, malgré leur corpulence, et c’est pour cette raison que l’on voit paître les buffles au bord du Nil. Le buffle peut aller vers le lion, imperturbable, menu de ses seules cornes, pas acérées — à l’inverse des griffes et des crocs du lion, et le vaincre. L’on dit que si le buffle vainc le lion, c’est parce qu’il réussit à le repousser tandis que le lion tente d’en faire son repas.

Al-Qazwini, Merveilles des créatures.

 

 

 




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