Frères Musulmans .
En envisageant de créer un parti, la confrérie pourra-t-elle
se défaire de sa base idéologique fondée sur un islam pur et
dur pour accéder à la sphère politique ?
Analyse.
La confrérie et la participation au domaine public
Aussi bien lors du siècle dernier qu’en ce nouveau siècle,
le conflit entre le pouvoir et les Frères musulmans est
apparu comme une fatalité pour l’Egypte ; une lourde charge
qui pèse sur le processus de réforme politique et
démocratique et que le pays ne saurait ignorer. Voire, c’est
une bombe à retardement susceptible d’exploser au visage de
toute personne qui ose l’approcher pour lui trouver une
solution politique. Et ce, en partant de l’hypothèse que les
Frères représentent un danger pour la démocratie, un groupe
avec lequel il ne faut pas traiter, non parce qu’il
constitue un problème politique, mais surtout sécuritaire.
En fait, les relations entre les Frères musulmans et le
pouvoir politique ont toujours été de nature épineuse et ce,
depuis la création de la confrérie par Hassan Al-Banna en
1928 et jusqu’à nos jours. Ces rapports ont été situés sous
le signe de l’alternance entre périodes d’accalmie et
d’autres de confrontation. Depuis, les deux parties sont
restées en face-à-face. Ni la confrérie, ni le pouvoir ne
sont tombés. Il est devenu important de chercher un espace «
politique » pour résoudre le dilemme des Frères et du régime
en place ; un espace qui offrirait une base pour
l’élaboration d’une solution, ne serait-ce que lors d’une
future génération, capable de créer un champ civil de
concurrence politique.
On pourrait considérer que durant son existence qui s’étend
sur 80 ans, la confrérie a témoigné d’une vie intérieure
riche de diversité intellectuelle et de générations. Elle a
ainsi acquis une souplesse intellectuelle et politique lui
permettant d’avoir une vision globale de l’islam, permettant
aux Frères d’être des politiciens s’ils le souhaitent, des
prêcheurs de bonnes mœurs s’ils le préfèrent, des
prédicateurs occupant les tribunes des mosquées, des députés
sous le dôme du Parlement, des soufis ou des
révolutionnaires, et d’avoir parmi leurs dirigeants aussi
bien le juge conservateur Hassan Al-Hodeibi que le militant
radical Sayed Qotb.
Récemment, le discours sur les tentatives des Frères pour
fonder un parti politique a rouvert le débat sur leurs
vraies intentions et soulevé de nombreuses questions sur
leur aptitude à former un parti politique civil séparé de la
confrérie religieuse, surtout que les Frères ont toujours
été soucieux de mélanger le politique et le religieux, comme
s’ils protégeaient ainsi leur identité en considérant que
toute agression contre eux est une offense à l’islam ou aux
« musulmans pratiquants ». Aussi, le processus de
recrutement des Frères continue à se baser sur la
prédication « politico-religieuse » : un citoyen chrétien ne
saurait jamais être admis en tant que membre de la Confrérie
des Frères musulmans, étant donné les conditions et critères
religieux nécessaires à l’adhésion.
Compétences et expériences
Curieusement, cette culture basée sur l’amalgame de la
politique et de la prédication semble aujourd’hui incapable
de se mettre en phase avec les récentes évolutions
politiques. Surtout que le poids politique de la confrérie
est devenu plus important, tout comme les revendications des
députés qui en sont issus. Ces derniers se sont trouvés
confrontés à des problèmes d’une nature toute autre, et qui
exigent des compétences et expériences spéciales. Des
problèmes que l’on ne saurait résoudre en les référant à de
vagues slogans religieux comme celui que les Frères ont
brandi lors des dernières élections législatives : « L’islam
est la solution ». Un courant plus politisé existe certes au
sein de la confrérie ; or, il est tout autant sûr que
l’ancienne formule de recrutement, basée sur des conditions
et des critères religieux, ne pourra continuer dans une ère
favorisant la concurrence politique et partisane.
Cette démarche prudente des Frères relativement à la
création d’un parti peut s’expliquer en fonction de l’actuel
échiquier politique « légitime » que se partagent des partis
marginaux n’ayant aucune présence dans la rue. Cependant,
d’autres raisons sont relatives à la nature même de cette
démarche « historique » des Frères. S’ils parvenaient à
créer un parti politique, ces derniers devraient
entreprendre ce que l’on pourrait appeler la deuxième
création de la confrérie.
Globalement, l’on pourrait considérer que les principes dans
lesquels les Frères ont été élevés au moment de la première
fondation de la confrérie ont été valables et efficaces en
dehors des sphères du pouvoir. Ceci ne sera pas le cas après
la création d’un parti politique voulant accéder au pouvoir
et se mouvant sous les lumières et les flashs des médias, et
ouvrant la candidature à tous les citoyens, chrétiens aussi
bien que musulmans, non pratiquants aussi bien que
pratiquants. A en juger par ses règles de candidature, sa
procédure de recrutement, son discours politique et de
propagande, l’image de ce parti politique sera différente de
celle de la confrérie de prédication qui engage ses membres
à observer les pratiques et les principes de la religion
tels qu’elle les définit.
Simultanément avec celui de la candidature se présentera le
défi de l’idéologie adoptée par la confrérie. Celle-ci
continue à être basée sur la notion de la foi musulmane
globale et intégrale, dans un monde qui, depuis la chute de
l’ex-Union soviétique et du bloc communiste, a abandonné
l’ère des idéologies grandioses et globales pour celle des
idéologies douces et partielles.
Le communisme et le baassisme, tout comme le reste des
grandes religions politiques qui se fondaient sur des idées
ayant pour ambition de former l’humanité, la société et
l’individu dans des moules préfabriquées, se sont tous
effondrés et avec eux cette manière de raisonner, avant même
l’effondrement de leurs choix idéologiques. Il est certain
que les Frères musulmans appartiennent à ce genre
d’idéologies globales, même s’ils se sont longuement
considérés différents des autres idéologues, vu que « eux »
se basaient sur la religion et la foi musulmanes sacrées.
Or, sur le terrain politique, la référence aux textes sacrés
se transforme en réflexions et en pratiques. Ceci implique
une deuxième création de la confrérie pour enraciner l’idée
que la croyance en un islam englobant tout ne suffira pas à
elle seule pour assurer la construction et la modernisation
des patries.
De là l’importance pour le « parti des Frères » d’être
conscient de la nouvelle ère favorisant les principes et les
valeurs de la démocratie, et de saisir l’opportunité
historique de s’ouvrir aux « idéologies douces » concernées
par les détails de la réalité vécue, au lieu de chuter dans
un refus formel inconscient de la réalité mondiale et des
équilibres de forces ou dans une culture de soumission aux
diktats américains, celle des élites arabes.
Au cas où elle serait autorisée à créer un parti politique
respectant la Constitution civile et le régime présidentiel
et croyant en la citoyenneté, il n’y a pas de doute que la
confrérie devra en payer le prix fort de son unité et de sa
façon d’œuvrer. Sans doute aussi que le régime aura à payer
un prix encore plus cher : l’existence d’un parti des Frères
musulmans implique un gouvernement fort regroupant des
personnalités politiques capables de remporter des élections
libres et démocratiques et de concurrencer avec les autres
formations politiques sérieuses .
Amr
Al-Chobaki
*
Spécialiste de l’islam politique
au
Centre d’Etudes Politiques
et
Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.