Lauréate du prix Qabous, la Libanaise
Alawia Sobh
conte, entre rêve et réalité, illusion et mort, mémoire
et oubli, le combat contre une mort latente qui guette les
protagonistes dans un Liban en guerre. Extrait de son dernier
roman Dounia* (Dar Al-Adab, 2006).
Dounia1
L’obscurité qui s’abat sur la ville revêt l’espace et le ciel
d’un noir profond. Je jette un regard sur Malek sombrant dans
un profond sommeil sur le lit d’en face. Il me semble, malgré
mon envie profonde de dormir, que sa tête en cet instant même
est tapie sous une multitude de rêves. Tout comme la ville et
ses hommes endormis. Tous dorment sous leurs rêves qui rôdent
au-dessus de leur tête tels des nuages blancs. J’éloigne mon
regard de lui pour m’étendre sur le canapé moderne au style
anglais et aux tentures orange foncé dont le tissu me semble
collé à la peau de mon derrière à la légère redondance. Je
pose la main sur mon front alors que j’essaye de bouger mes
orteils pour les délivrer de la fatigue d’une longue et
fatigante journée passée à ranger et à mettre dans des caisses
une grande partie des meubles de la maison. Je dois encore
emballer le reste dans de grands cartons avant de quitter
définitivement l’appartement et emménager dans une nouvelle
maison.
Comme si ce n’est qu’un rêve ! Jusqu’aujourd’hui, je ne le
sais pas.
Il est minuit passé. Les feuilles blanches que j’ai lues sont
rangées en tas à mes côtés sur le canapé. Durant les dernières
nuits dans cette pièce et dans ce bâtiment en particulier, je
lisais des chapitres du roman. Et ce, dès que je finissais de
nourrir Malek, de lui faire sa toilette à l’eau et au savon,
de lui brosser les dents, de lui rincer la bouche au lit et de
lui donner ses médicaments afin qu’il puisse s’endormir propre
et rassasié comme les enfants. Il ne me reste plus que la fin
du roman que j’ai peur de lire. Si je ne tue pas l’écrivaine
au dernier chapitre, cette histoire ne sera plus la mienne. Je
sais comment me venger en tuant. Ma famille prend sa vendetta
pour des raisons bien moins importantes que la mise à nue des
secrets des femmes.
Qui a-t-il pu écrire mes secrets sur ces feuilles d’une
blancheur aussi immaculée que celle de mon visage ?
Je me suis demandé cette question alors que l’écrivaine
m’embarrassait.
C’est moi qui racontais et Fériale mon amie et voisine, elle
aussi, poursuivait quelquefois son histoire. L’écrivaine a
repris tout ce que nous avons raconté comme secrets et
histoires tous les soirs après le sommeil de Malek. Ce qui
m’étonne le plus, ce sont mes rêves insérés dans ses rêves à
elle de la même manière que mes rêves à moi étaient ceux des
protagonistes de son histoire.
Comme si ma mémoire était la sienne bien que je ne la
connaisse pas et qu’il ne m’est pas arrivé d’aller chez elle.
Ni moi, ni aucune autre personne parmi les voisins. Elle
apparaissait tout au long de sa résidence au troisième étage
de ce bâtiment, tel un fantôme. Elle disparaissait sans avoir
pris contact avec quiconque. Pourtant, je sentais souvent
alors que je dormais, qu’une autre personne faisait mes rêves
à ma place. D’ailleurs, Fériale m’a souvent dit qu’elle avait
la même sensation. Comme si chacune d’entre nous se mettait à
rêver dans le sommeil de l’écrivaine. Notre histoire à chacune
a incité cette femme étrange et mystérieuse, qui vit dans
l’appartement adjacent à notre immeuble, à se renverser à
force de rire du fait de l’ignorance que nous avions sur nos
histoires personnelles.
Je dois avouer que quelquefois je rentrais, dans mon sommeil,
dans la peau de l’écrivaine. Je rêvais à des moments que je
lui rendais visite pour lui raconter mon histoire. Je me
voyais même dans un rêve lui rendant visite dans sa
mystérieuse demeure. Je m’installais dans son bureau qu’il
m’était aisé de découvrir en partie depuis la fenêtre de ma
pièce au quatrième étage. Une amie à elle le lui avait dessiné
pendant la guerre. Son visage sur la peinture était envahi
d’une couleur bleue qui s’étendait à son cou et à la naissance
des seins qui m’apparurent affaissés et pressés. Un visage
dévasté par la peur et un corps étouffé par la mort dans une
peinture intitulée Le Vide. L’écrivaine me semblait vouloir
s’évader de la mort qui l’enveloppait en sautant hors de la
planche. Je dévisageais son visage alors qu’elle m’écoutait
lui racontant mon histoire. Je me mis à comparer les traits
qu’elle avait en me parlant et ceux qu’elle avait sur la
peinture. Je n’arrivais plus à distinguer laquelle des deux
était la plus envahie par la peur et la mort. Laquelle des
deux, celle assise devant moi en chair et en os, écoutant mon
histoire ou son portrait sur la peinture ? J’étais sur le
point de passer ma main sur la peinture pour m’en assurer.
Dans le rêve, je lui faisais mes adieux et je partais après
avoir raconté encore et encore. Je constatais aussi qu’elle
tombait de sommeil et qu’elle ne finissait pas de bâiller.
Notre conversation s’est prolongée tout au long de la nuit et
sur le pas de la porte nous avons décidé de nous rencontrer
dans mon prochain rêve pour poursuivre l’histoire. Je sortais
de chez elle alors que l’appel à la prière de l’aube dans la
mosquée proche perçait le silence de la nuit. C’est une des
nombreuses mosquées qui se sont multipliées dans
Beyrouth-ouest après la guerre. L’appel à la prière arrivait
jusqu’à l’immeuble. Sa construction a mis des années durant la
guerre. A cette période, des bâtiments étaient détruits, la
ville se métamorphosait et les minarets des mosquées
s’élevaient. Des migrations et des déplacements de la
population se faisaient par à-coups.
Depuis ce rêve, mon désir de me rendre chez elle est devenu
plus lancinant.
Suis-je en train de lire ces papiers et de me faire des
illusions en faisant mienne cette histoire ?
Je ne sais pas si ce que je vis est une vérité ou une illusion
ou est-ce ce lien ténu qui supprime les frontières entre eux.
Est-ce que ces feuilles sont, elles aussi, des illusions ?
Je sais que l’illusion est une partie de la vie. Pourtant, je
découvre que la vie est une partie de l’illusion. La vie se
termine lorsque il n’y a plus d’illusions. C’est ce qui me
fait peur.
Je vais reprendre la lecture avant d’arriver au dernier
chapitre. Je lis pour m’assurer si c’est moi Dounia ou ne
suis-je qu’une simple héroïne dans une histoire ou encore
n’ai-je de vie que par le biais des rêves de l’auteur ? Ma vie
n’étant plus qu’un rêve qui n’est plus.
Quelquefois en me réveillant, il me faut un moment avant de
prendre conscience que c’est moi. Où suis-je, dans quel espace
et quel temps, dans le rêve ou le réveil, sous la terre ou
au-dessus et qui sont donc mes parents, mes amis et mes
enfants ? D’autres fois, je rêve que je suis égarée, frappée
d’amnésie dans des pays étranges que je ne connais pas, ne
sachant pas non plus mon nom et l’adresse de ma maison.
J’ignore la langue de ces pays qui me sont étranges et dont il
me semble que les habitants sont du Moyen Age. Je me perds
complètement et la mémoire ne me revient pas, sauf lorsque je
me réveille et que je m’aperçois que tout ceci n’était que
rêve.
Je me suis égarée de moi-même et je cherche mon histoire dans
les rêves. Comme les femmes, je vois de nombreux rêves en
couleurs. Je crois au rêve qui me prédit des faits. Mon amie
Maggi vit sa journée comme le lui dicte son rêve. Les rêves
lui prédisent ses lendemains. Alors que pour ma voisine Farida,
les rêves sont des réminiscences de son passé.
Quant à moi, je vis comme si je contemplais un rêve.
Fériale m’a dit un jour que mon histoire lui apparaissait
quelquefois comme un rêve. Ce ne sont pas des secrets que je
lui ai raconté lorsque je fuyais le soir dans sa maison pour
me confier et libérer mon cœur. Je fuis Malek, geôlier du
temps, pour vivre un tant soit peu ma liberté en parlant et
pour redécouvrir ma voix que j’ai avalée. J’efface de ma gorge
la rouille rassemblée par le silence dans ma bouche. Je
découvre mon histoire et mes mots à travers la parole et je
retrouve mes traits. Je résiste à ma mort qui ne serait que
l’oubli total. Comme me l’a dit l’écrivaine le jour où elle
m’a écoutée dans un des rêves, que j’avais raconté pour me
battre contre cette mort par la force de la mémoire et pour
combattre la peur qui avale les traits, ronge les regards et
dévore les os comme le ferait un loup.
Je lui ai raconté tout ceci pour avoir une histoire et pour
combattre la finitude qui commence à me remplir comme c’était
le cas pour ma mère.
Traduction de Soheir Fahmi
* Prénom de l’héroïne, qui signifie en arabe «
vie ».