Ce dimanche-là, dans la soirée, j’avais déjà
abandonné l’idée de faire confiance à la police. Je
réfléchissais, je me demandais qui pouvait bien m’aider à
retrouver l’escroc et ses acolytes. Ma mère m’avait confirmé,
comme mon père, que la police libanaise « ne perdrait pas son
temps » à poursuivre de minables escrocs, parce qu’elle avait
des tâches autrement plus importantes « dans la période délicate
que traversait la nation », comme elle a dit ironiquement. Mais
elle a rajouté que la police « ne verrait aucun inconvénient » à
les arrêter si on lui donnait des informations sur leur
emplacement, à condition qu’ils ne soient pas sous la protection
d’un quelconque dirigeant, parti politique ou confession.
Je réfléchissais, tout en me rongeant les
ongles : Est-ce que je pouvais aider la police à arrêter le
voleur et à venir à bout d’Escrocland ? Qui pourrait me donner
un coup de main ?
Je me suis mis à faire les cent pas dans ma
chambre, puis j’ai pris un cahier pour noter les idées
importantes. Sous « ami : critères », j’ai écrit :
1- Courage
2- Force
3- Intelligence
4- Avoir plus de 18 ou 19 ans
5- Avoir un peu d’argent (200 ? 300 dollars
?)
6- Avoir une voiture ou une moto.
J’ai tourné la page et sous « points de
repères pour la recherche », j’ai noté :
1– Un lieu près de l’hôpital
2– Description de l’escroc : joue gauche
balafrée, chauve, d’épaisses moustaches, un gros bide, une
chemise bleue foncée, une casquette noire.
3– Les acolytes : ils sont trois. Le premier
a trente ans, d’apparence assez banale. Le second est énorme, sa
barbe n’est pas rasée, il porte des pantoufles, une chemise
bordeaux à laquelle il manque quelques boutons, un pantalon bleu
; il passe son temps à dire des insultes et à jurer en disant «
Par Dieu ». Le troisième …
J’ai relu la deuxième page, m’arrêtant au
premier critère. Oui, l’escroc était bien « à l’image de ses
mains », comme disait mon père. Mais un jour il devrait
retourner là où je l’avais vu. Car si cette rue toute proche de
l’hôpital ne lui permettait pas de faire des profits, il ne
l’aurait pas choisie pour escroquer les étourdis comme moi. Du
coup, j’ai souligné deux fois le premier critère, puis j’ai
dessiné une étoile sur la droite, puis une autre.
J’essayai de dessiner l’escroc, comme dans
les films américains. Mais il ressemblait plutôt à un crapaud !
Je le barrai d’un grand X, et passai aux traits distinctifs du
deuxième acolyte. J’étais assez stupéfait par la contradiction
entre son allure minable et l’image opulente que je m’étais
faite de l’univers d’Escrocland.
Je jetai le cahier. Ça ne servait à rien. De
toute façon, je n’étais ni Arsène Lupin ni Kojak. Qu’est-ce que
j’allais faire si ces escrocs étaient sous la protection d’un
quelconque dirigeant ou parti ? Peut-être que je ne trouverais
personne pour m’aider : papa et maman répètent toujours que
l’être humain « doit s’éloigner du mal et lui chanter » (qu’est-ce
que ça veut dire « chanter pour le mal » ?). Mes amis, Walid et
Ghassan, les seuls auxquels je fais confiance, ont quitté
Beyrouth avec leurs parents dès la fin de l’école.
Je trouvai un ongle que je n’avais pas encore
rongé jusqu’au bout, j’y plongeai mes dents et je me suis remis
à arpenter ma chambre, incapable de faire quoi que ce soit,
jusqu’à ce que la nuit tombe.
Soudain, j’ai entendu la sonnette d’entrée.
Je me suis levé, et doucement, pour l’empêcher de grincer, j’ai
entrebâillé la porte de la chambre. Là, j’ai entendu notre
voisine Souraya demander à ma mère une capsule de « Katoul ».
Les magasins avaient fermé et ses parents et elle allaient se
faire dévorer par les moustiques. Maman lui a dit d’entrer et de
goûter la mifataqa* qu’elle venait de préparer à l’instant.
Souraya a accepté l’invitation sans hésiter, et mon cœur s’est
mis à battre violemment :
Souraya était l’un des éléments les plus
excitants dans ma vie — son courage, son intelligence, sa gaieté
… et un corps qui ne faisait faire qu’un tour à mon sang !
J’ai caché mon cahier, changé de chemise,
puis je suis allé vers la porte de la chambre. Mais je suis
revenu sur mes pas pour entrer dans ma salle de bain me brosser
les dents, me mettre de la crème « Oxy 10 ». Puis j’ai de
nouveau été vers la porte de la chambre — j’avais peur que
Souraya soit déjà partie. Mais je suis retourné à la salle de
bain, vite, me vaporiser le visage et le cou de six bouffées
d’eau de Cologne Paco Rabane que papa m’avait achetée dans
l’avion pendant son dernier voyage à Paris, et sous les
aisselles deux vaporisations insistantes de mon nouveau
déodorant Prout, que j’avais vu mon ami Ghassan utiliser à la
fin du match de foot le mois dernier.
Je jetai un coup d’œil insatisfait sur le
miroir, puis je sortis, tentant de contrôler ma respiration
galopante.
« Ah, Souraya, c’est toi ? Hi, comment vas-tu
? », lui demandai-je en allant vers elle. « Bien. Et toi ? », me
demanda-t-elle en me donnant trois bisous, puis elle s’écria :
« Arrête mon vieux, combien de seaux d’eau de
Cologne tu t’es déversé dessus ? Dans quel casino tu comptes
passer la nuit aujourd’hui, sans vouloir être méchante ? ».
Ma mère a rigolé, et j’ai fait comme elle
pour cacher que mes oreilles étaient devenues toutes rouges. On
est entré dans la salle à manger, Souraya a attaqué le plat de
mifataqa, et en a mis une pleine louche dans son assiette. Elle
fermait les yeux et elle murmurait : « Mmmm … mmmm … C’est très
bon, tante Oum Mazen ». Et elle continuait à se servir en se
régalant à chaque bouchée, comme elle l’avait fait l’année
dernière avec le nougat et le massepain dans la chambre de Samir
Awwad. Mais soudain elle s’est tournée vers moi et m’a ordonné
d’amener le Katoul immédiatement, au lieu de me contenter de la
regarder pendant qu’elle mangeait !
Comme un robot, je me suis dirigé vers le
placard de la salle de bain. Et c’est là, devant le placard, que
j’ai eu une idée qui m’a secoué tout entier :
Pourquoi ne pas demander à Souraya de m’aider
à découvrir l’escroc et ses acolytes ?
Mon Dieu, comment ça se fait que je n’avais
pas pensé à ça plus tôt ?
Pourquoi je n’avais pensé qu’aux garçons, et
pas aux filles ?
Je passais en revue les critères de l’ami,
qui avaient l’air bien fades comparés à l’aura de Souraya ! Elle
n’avait pas de voiture et ne savait même pas conduire, c’est
vrai, et c’est vrai aussi qu’elle ne correspondait pas aux
critères d’âge (à mon avis, elle n’avait pas plus de seize ans).
Mais tout ça n’était rien face à son obstination, sa gaieté, ses
idées nouvelles, sa présence attirante. Rien que sa présence
donnerait à mes aventures un autre plaisir, ça ne serait plus
seulement pour la vengeance ou la nation. Je me suis souvenu
qu’elle m’avait emmené l’année dernière à la découverte de la
pièce secrète dans l’abri, et qu’elle m’avait fourré entre les
lèvres la meilleure melabessa que j’ai jamais goûtée, avant que
Samir Al-Awwad nous surprenne en plein flagrant délit de « crime
avéré ». Je me suis souvenu que …
Le fil de mes souvenirs fut coupé par sa voix
au loin qui m’appelait en imitant les actrices égyptiennes :
— Tu es passé où, ya Si Mazen ?
J’ai accouru au galop, avec le Katoul à la
main. Elle était seule devant la porte. J’ai pris mon courage à
deux mains pour lui chuchoter à l’oreille, tout en lui refilant
deux capsules de Katoul, que je voulais la voir le lendemain
parce que j’avais quelque chose d’important à lui dire. Elle a
pris un air mi-ironique mi-calin :
— Ah bon, c’est que tu veux demander ma main
à mon père alors ?
Je la priai de baisser la voix, insistant sur
le fait que j’étais sérieux, et que ce qu’on allait faire serait
peut-être utile à Beyrouth et au Liban. Elle a éclaté de rire :
« Et à la Nation arabe, tant qu’on y est ? ». Mais quand elle a
vu l’expression de déception qui se dessinait sur mon visage,
elle s’est rapprochée de moi en me chuchotant, avec un éclair
dans ses petits yeux noirs et brillants :
— A dix heures, au Sporting ?
J’ai failli prendre dans mes bras tellement
j’étais content. « Super, Souraya. A dix heures, c’est génial.
Il vaut mieux un peu avant dix heures. Je serai là-bas dès neuf
heures ou même un peu plus tôt. Merci, Souraya, vraiment. Je … »
Souraya me tapota la tête exactement comme
moi je le fais avec mon chien Sultan, et elle m’a répondu qu’il
n’y avait pas de quoi. Puis elle a monté lentement les escaliers
pour rentrer chez elle.
Moi j’ai couru dans ma chambre, et j’ai tout
de suite commencé à préparer le sac de plage pour ne rien
oublier .
Traduction de Dina Heshmat
* La mifataqa libanaise est un plat sucré à
base de riz et d’huile de sésame.
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