Malgré
les démentis, le gouvernement est en train de changer
d’orientation. Il suffit d’une petite tournée dans la rue pour
constater l’ampleur de cette mesure sur le quotidien du citoyen
égyptien. Tous les services publics sont en voie de disparition.
L’autobus ordinaire que l’on prenait à 25 pts cède la place à
d’autres moyens de transport plus luxueux et plus coûteux, à
l’exemple du nouveau taxi de la capitale. Le prix du ticket de
métro est passé de 75 pts à une livre. La hausse du prix de
l’essence presque d’un tiers de son coût va sans doute augmenter
le prix des autres moyens de transport publics. A leur tour, les
marchés ouverts, seul endroit où les plus pauvres et même la
classe moyenne parviennent à s’approvisionner, bravent
constamment les services de la municipalité qui viennent traquer
les marchands ambulants. Un exemple, celui de Wékalet Al-Balah.
Situé à proximité du quartier huppé de Zamalek, ce grand souk,
réputé depuis longtemps pour la vente de tissus à bas prix, va
bientôt disparaître pour laisser place à des centres commerciaux
de luxe.
Il suffit de parcourir les journaux pour
constater l’abondance de publicités concernant la vente de
villas chic entourées de jardins dans les nouvelles cités du
Caire. Ceci a lieu bien entendu au détriment d’une expansion
urbaine du style HLM (Habitat à Loyer Modéré). Des villas, dont
le coût dépasse un demi-million de L.E., sont érigées dans des
cités et cernées par des clôtures. Le paysage urbain risque
d’être divisé en deux parties : quartiers chic et bidonvilles.
Le slogan de l’époque nassérienne, qui disait que l’éducation
est aussi vitale que l’eau et l’air, semble être révolu car il
n’y a plus d’enseignement gratuit. Les études de l’Organisme
central de la mobilisation et des statistiques montrent que les
leçons particulières absorbent presque le quart du budget de la
famille égyptienne. Trouver une place à l’université relève de
l’impossible pour les familles dont les revenus sont limités.
Indice. Cette année, les étudiants qui n’ont pas dépassé le
pourcentage de 97 % au baccalauréat ne pourront pas être admis
dans les facultés prestigieuses telles que médecine, pharmacie,
polytechnique, sciences politiques ou communication. Seuls ceux
dont les parents ont les moyens pourront s’inscrire dans des
universités privées où les frais d’inscription pour certaines
s’élèvent à 100 000 L.E. par an. Le sport lui aussi n’échappe
pas à la règle. Il est devenu le monopole de la classe aisée,
puisqu’un abonnement dans un club coûte entre 20 et 50 000 L.E.
Au Centre de jeunesse de Guézira, l’Etat a tenté de s’approprier
des terrains réservés à des jeunes issus de familles modestes
pour pratiquer des sports de groupe tels que handball, football
et basket-ball. Et dire que le gouvernement voulait y construire
des parkings ! D’ailleurs, ce n’est pas tout.
Nouveau contrat social
L’accès
à un bon service médiatique est devenu aujourd’hui un luxe. Il
suffit de citer que pour la première fois depuis 1966, les
citoyens égyptiens n’ont pas pu suivre le Mondial sur leur écran
de télévision. Ceux qui en avaient les moyens ont versé 1 400
L.E. à la chaîne qui avait l’exclusivité de la diffusion.
D’autres ont dû se rendre dans les cafés où la consommation
avait triplé de prix.
En effet, selon la Constitution égyptienne,
le service public est censé être conçu pour le bien et l’intérêt
général. « En principe, il doit être à la portée de tous les
citoyens », commente Fouad Riyad, juriste. Les services publics
(éducation-logement-santé-transport-culture, etc.) servent à
garantir l’égalité sociale, à mettre en place le partage des
richesses. D’après Gamal Abdel-Fattah, activiste et défenseur
des droits de l’homme, l’accès du citoyen au service public est
l’un des droits les plus élémentaires, mais aussi un droit
constitutionnel. Pourtant, ce qui se passe aujourd’hui est
contraire à ces directives. C’est une orientation vers une
libéralisation sauvage. Actuellement, un nouveau contrat social
est en cours de réalisation. Il va dicter de nouvelles règles au
duo (citoyen-gouvernement).
Les déclarations officielles affirment que la
dimension sociale sera prise en considération. Mais la réalité
est tout autre. Selon les chiffres du ministère de la Solidarité
sociale, 5 millions de fonctionnaires bénéficient d’une sécurité
sociale et 18 millions d’étudiants d’une assurance médicale.
Cela veut dire que d’autres catégories plus
larges ne bénéficient de rien sachant que le nombre d’habitants
en Egypte atteint les 75 millions. Un exemple, les paysannes,
qui représentent presque 25 % de la population égyptienne, n’ont
aucune assurance sociale. Et l’on sait que le nombre de citoyens
inscrits sur la liste de la sécurité sociale ne va pas augmenter
puisque la nouvelle politique de l’Etat vise à restreindre la
masse de fonctionnaires, selon les déclarations du premier
ministre Ahmad Nazif. Autre indice. L’Etat est en train de se
démettre de ses obligations en matière de recrutement. Ce qui
était un droit garanti à l’époque de Nasser ne l’est plus
actuellement. Selon des chiffres officiels, le taux de chômage
n’a pas cessé d’augmenter ces dix dernières années. Aujourd’hui,
certaines études ont prouvé qu’il a dépassé les 12 % alors que
ce taux était il y a 10 ans de 9 %. Cela veut dire que c’est au
citoyen de se débrouiller pour trouver un travail lui permettant
de subvenir à ses besoins. Pire encore. Les dernières
déclarations de Nazif ont assuré que le gouvernement ne va
offrir de services qu’au citoyen productif. « Mais qui donc de
nos jours chercherait à être au chômage ? », s’interroge Abdel-Fattah.
La disparition des services publics semble
donc être étroitement liée à la politique de libéralisation.
« Aujourd’hui, c’est au citoyen de se
démerder pour avoir accès à un service public. Et quand il y
parvient, il se rend compte que son prix est élevé. Il pourrait
même être comparé au coût de certains services dans les pays
occidentaux où les revenus sont incomparables à ceux du citoyen
de notre pays », explique Farida Al-Naqqach, intellectuelle de
tendance gauche. Hafez, 52 ans, en est un exemple. Atteint d’un
cancer du foie, il a besoin d’une transplantation urgente. Mais
avant de subir cette greffe dont le coût s’élève à 450 000 L.E.,
il doit périodiquement être vacciné pour arrêter le
développement de la maladie. Le prix du vaccin dépasse les 10
000 L.E. et Hafez bénéficie d’une assurance médicale. Mais, on
ne va lui rembourser que 20 000 L.E. « Faut-il laisser ma
famille dans le dénuement le plus total pour rester en vie ? Une
greffe pareille coûte excessivement cher partout dans le monde
mais certains gouvernements, y compris dans les pays
capitalistes, contribuent aux frais, à l’exemple de la France »,
poursuit Hafez. Il estime qu’il est grand temps d’instaurer un
nouveau système d’assurance médicale pour les cas comme le sien,
car ils sont nombreux. Traiter un cancer revient très cher
d’autant plus que la plupart des médicaments sont importés et
achetés en devises.
Un service public sans qualité
Par ailleurs, si le service public ne couvre
pas aujourd’hui les besoins du citoyen, sa qualité, elle, laisse
à désirer. « Dans l’autobus public, que je dois prendre tous les
jours, les usagers sont serrés comme des sardines. Je fais
souvent le trajet debout et j’ai rarement la chance de tomber
sur un siège à côté de la fenêtre pour respirer un peu d’air.
L’été, c’est infernal, on étouffe tant il fait chaud. Et lorsque
je rentre chez moi, j’ai comme l’impression d’avoir participé à
une bataille, tellement je me sens terrassée par la fatigue »,
explique Siham, 47 ans, fonctionnaire, tout en ajoutant que les
femmes sont souvent victimes d’harcèlement dans ce genre de
transport. Karima, femme de ménage de 22 ans, confie que bien
que le prix de la galette de pain n’ait pas changé, la qualité
du pain subventionné et vendu à 5 pts est mauvaise. « Le poids
de la galette ne de diminuer et il arrive souvent que l’on
découvre une mauvaise surprise en le consommant » dit-elle.
Et dans un hôpital public dépendant de
l’assurance médicale, Fawzi, portier de 55 ans, a été
hospitalisé pour une tumeur aux reins. Mais comme le produit
anesthésiant coûtait très cher, le chirurgien a réduit la dose.
« Lorsque le médecin a commencé à ouvrir, j’ai senti une douleur
atroce, j’ai crié de toute mes forces puis j’ai perdu
connaissance. Lorsque j’ai repris conscience dans la salle
d’opération, le chirurgien et l’anesthésiste étaient en train de
se disputer », confie-t-il en ajoutant que pour continuer son
traitement, les propriétaires de l’immeuble ont dû l’envoyer
dans un hôpital privé.
Selon Gamal Abdel-Fattah, cette privatisation
sauvage et l’échec de l’Etat à présenter des services publics
remontent aux années 1970 avec la politique de l’ouverture
économique. « Cette privatisation sauvage est le résultat d’un
ensemble de politiques sociales et économiques imposées par le
Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du
commerce. Là où ces politiques ont été suivies, on a constaté
que l’Etat se démettait de plus en plus de ses obligations, y
compris pour les services les plus élémentaires », explique
Farida Al-Naqqach.
Selon le Dr Hala Yousri, experte en
développement, « la majorité des pays ont opté pour la politique
du marché libre. On ne peut plus rester en retrait de tout cela
». En effet, la croissance démographique, le chômage et
l’inflation font des ravages dans les quatre coins du monde. Les
budgets consacrés aux services publics sont minimes par rapport
à la croissance démographique. « Aujourd’hui, le gouvernement
tente de recenser les catégories les plus démunies pour leur
venir en aide. Par exemple, les enfants issus de couches
défavorisées auront droit à un enseignement gratuit et ceux dont
les parents peuvent assumer les frais de scolarisation ne
peuvent prétendre à ce service », avance le Dr Camélia Choukri,
sociologue et experte en développement.
A son avis, au lieu de gaspiller d’énormes
sommes pour les apparences, comme le décor de faste de certains
bureaux de responsables, les fonds réservés aux cérémonies dans
les divers ministères sans oublier les comptes secrets, il est
temps de mettre fin à de telles pratiques. « Il faut réduire les
frais qui absorbent une grande partie du budget dans chaque
ministère. Des milliers de livres y sont dépensés au détriment
des services publics que ces institutions sont censées présenter
», explique Choukri. Ce n’est donc pas au citoyen de sacrifier
son droit aux services publics pour payer le luxe des
responsables. Les slogans du passé semblent être bel et bien
révolus. Le gouvernement n’est plus au service du peuple. C’est
plutôt « le peuple qui semble être aujourd’hui au service du
gouvernement ! » .
Amira Doss
Dina Darwich