J’ai été le premier à être informé du dernier
accident passager dont a fait l’objet notre grand écrivain, dans
la matinée du dimanche 16 juillet, lorsqu’il a trébuché et sa
tête s’est cognée au lit. Il a été transféré à l’hôpital. Or,
Mahfouz est diabétique, ce qui retarde la cicatrisation rapide
de ses blessures. Une fois éveillé après avoir subi plusieurs
points de suture, il m’a trouvé devant lui et m’a demandé
immédiatement : « Que s’est-il passé ? ». Je rétorquais : Rien
du tout. Vous êtes en parfaite santé et toutes les précautions
ont été prises. Une radiographie sur le cerveau a été effectuée
pour s’assurer que tout allait bien, Dieu merci. Rassuré, il a
alors voulu passer à un autre sujet et a demandé des nouvelles
de la situation au Liban. De mon côté, je n’ai pas voulu le
fatiguer par les détails des catastrophes qui se succèdent au
Liban. Je lui ai alors répondu : Rien de nouveau. Mais il a
insisté à poser la même question : « Sont-ils parvenus à un
cessez-le-feu ? ».
— Non, pas encore, lui dis-je.
Il
changea alors de sujet et parla de ses trois derniers Rêves de
convalescence qu’il avait rédigés et qui avaient été publiés la
veille dans la revue Nisf Al-Dounia. Je lui ai alors dit : Les
rêves deviennent de plus en plus courts, M. Naguib. J’avais
surtout pris plaisir à lire le troisième rêve qui était le plus
court de tous. Dans celui-ci, il y a une grande condensation,
riche en significations et symboles, bien qu’il ne dépasse pas
les trois lignes. Il sourit et garda le silence. Et par respect
à ce silence, j’en a fait de même. Un peu plus tard, je l’ai
quitté pour qu’il se repose et me suis dirigé vers mon bureau à
Al-Ahram. Je me suis mis à rédiger l’information de l’accident
qu’a eu l’un de nos plus grands écrivains arabes contemporains.
Mais une fois que j’ai achevé la rédaction, je l’ai relue
plusieurs fois et, enfin, je l’ai déchirée et j’ai décidé de ne
pas l’envoyer à l’imprimerie. J’ai préféré accorder au maître un
jour de repos avant de publier l’information qui multipliera
bien sûr les visites à sa chambre d’hôpital.
La journée du 16 juillet s’est écoulée dans
la paix et le calme desquels il avait grand besoin. Mais le
lendemain, la nouvelle s’est répandue et les amis proches ont
commencé à affluer pour se rassurer sur son état de santé. J’ai
alors réécrit l’information et je l’ai envoyée à l’imprimerie.
Les journaux du 18 juillet sont alors sortis pour la première
fois avec l’information de l’accident. Le président Moubarak l’a
alors appelé pour avoir de ses nouvelles, ainsi que le premier
ministre, le ministre de l’Intérieur et celui de l’Information.
Le ministre de la Culture Farouk Hosni, qui fait partie de ses
amis et disciples, a tenu à lui rendre visite.
Le plus beau cadeau fut celui du président de
l’Union des maisons d’édition arabes, Ibrahim Al-Moalem, qui est
resté à ses côtés une bonne demi-heure pour lui parler de la
grande cérémonie qui sera organisée par sa maison d’édition, Dar
Al-Chourouq, à l’occasion de la première publication de ses
œuvres intégrales.
Nous avons discuté dans le détail de la
cérémonie qui comprendra un colloque sur les travaux de Naguib
Mahfouz, et dans laquelle seront invités les grands traducteurs
étrangers des œuvres de Mahfouz, ainsi que des critiques arabes
et étrangers.
Quelques jours plus tard, Naguib Mahfouz
avait commencé à se sentir mieux et à revenir à son état normal.
Il me demanda alors : « Vous souvenez-vous quand nous étions ici
il y a 12 ans ? » J’ai alors saisi l’occasion pour savoir son
avis sur l’extrémisme et le terrorisme. Il répondit : « Toutes
les religions incitent à l’amour et à la tolérance. Si elles
empruntent la voie du terrorisme et de la violence, nous devons
rechercher les raisons, non pas dans la religion et ses
préceptes, mais dans les circonstances socio-politiques qui les
entourent ». Et d’ajouter : « Si nous contemplons les
conjonctures du monde musulman, nous constaterons l’existence
d’un état de désespoir ambiant qui coïncide avec la crise
économique et l’absence de liberté politique. Après les luttes
pour la libération nationale, de nombreux pays islamiques ont
obtenu leur indépendance et ont essayé les différentes voies de
développement. Nous avons connu dans le monde arabe le
nationalisme arabe et le développement socialiste. Mais avec la
fin des années 1960, tout ceci s’est écroulé devant nos yeux. Le
nationalisme a été battu avec la défaite de 1967, et la pensée
socialiste a commencé un déclin dans le monde entier dans les
années 1970 et 1980 jusqu’à sa disparition. Vers où donc nous
dirigeons-nous ? D’habitude en temps de crise, l’homme revient à
ses racines pour s’y attacher. Tout ceci est un développement
naturel et légitime. Mais l’illégitime, c’est le recours à la
violence et au terrorisme qui est en contradiction avec la
nature de ce peuple ».
— Le phénomène du terrorisme va-t-il ébranler
votre croyance enracinée en la nature de ce peuple ou la
confiance en son avenir ?
— Pas du tout. La nature du peuple égyptien,
qui est vieille de 7000 ans, prendra le dessus. C’est un
phénomène étranger à nous qui est le résultat de circonstances
exceptionnelles. C’est pourquoi, une fois que partiront les
raisons qui l’ont provoqué, il disparaîtra.
Je me souvenais alors du moment où il y a
douze ans, alors que je me trouvais au chevet de Mahfouz dans le
même hôpital, je lui avais demandé ce qu’il ressentait à l’égard
de l’agression dont il a été l’objet.
Il répondit : « Je ressens un double
sentiment. D’une part, je suis désolé pour cette manière de
traiter avec les opinions. C’est vraiment quelque chose de
préjudiciable pour la réputation de l’homme de traiter les
plumes avec cette injustice et cette tyrannie. D’autre part, je
suis vraiment désolé que l’un de nos jeunes gens consacre sa vie
à des poursuites et à l’effusion de sang. Il se transforme ainsi
en un tueur au lieu de servir la patrie, la religion ou la
science ».
Et il médite avant de reprendre : « La
personne que j’ai vue courir après m’avoir poignardé est un
jeune homme à la fleur de l’âge. Il aurait pu devenir un
champion sportif ou un savant. Pourquoi a-t-il choisi cette voie
? ».
Je craignais à cette époque que le maître
s’isole des gens à cause de l’accident. Je lui ai alors demandé
directement : Allez-vous changer votre mode de vie après
l’accident ?
— J’espère que je ne serai pas obligé de le
faire. J’ai vécu toute ma vie entre les gens, dans les rues et
les cafés. Je ne veux pas m’éloigner d’eux ou que des
contraintes sécuritaires nous séparent. Je ne veux pas changer
mon mode de vie et Dieu qui m’a protégé, me protégera sûrement
la prochaine fois s’il le veut. Mais si Dieu me choisit dans
l’autre vie, je voudrai également le rencontrer et je me
résignerai à sa volonté ».
Voilà que 12 années se sont écoulées depuis
cet attentat manqué, et Dieu a voulu protéger notre grand maître
de la littérature, notre fierté dans le monde entier. En
décembre prochain, il fêtera ses 95 ans. Que Dieu nous le
protège comme il l’a fait à deux reprises .