La mère de Saad, qui a vécu avec ma famille
dans la Ghébesseya des années qu’on ne peut dénombrer et qui a
vécu ensuite dans les camps des déchirures que personne ne peut
porter sur les épaules, continue à se rendre, tous les mardis,
dans notre demeure. Elle regarde les objets avec ce sentiment
profond d’appartenance et me regarde comme elle le ferait pour
son fils. Elle offre à mes oreilles l’histoire de ses malheurs,
celle de ses joies et celle de sa fatigue. Mais jamais, elle ne
se plaint ì
C’est une femme dans la quarantaine, me
semble-t-il, solide bien plus que ne le serait un roc, patiente
bien plus que ne pourrait le supporter la patience, qui passe sa
semaine dans des allées et venues. Elle vit sa vie des dizaines
de fois dans la fatigue et le labeur pour arracher honnêtement
sa croûte de pain et celle de ses enfants.
Je la connais depuis des années. Elle
constitue dans le parcours de ma vie une chose dont je ne peux
me passer. Lorsqu’elle frappe à ma porte et qu’elle pose ses
pauvres objets dans l’entrée, l’odeur des camps suinte dans mon
être avec leurs tristesses et leurs résistances ancestrales,
avec leurs détresses et leurs espoirs. Le goût de l’amertume qui
m’envahit jusqu’à épuisement, une année après l’autre me revient
dans la bouche.
Le dernier mardi, elle arriva comme à son
habitude. Elle posa ses pauvres objets et se tourna vers moi :
— Cousin, je voudrais te dire quelque chose.
Saad est parti.
— Il est parti où ?
— Chez eux.
— Qui ?
— Les fedayins.
Un silence provocateur plana entre nous. Je
la vis soudain, assise là-bas, une vieille femme tenace, dont la
vie s’en est allée en lambeaux à force de trimer dans le malheur,
ses paumes recouvrant sa poitrine. Je les vis, ses paumes, là-bas.
Sèches telles que deux bûches, abîmées telles qu'un tronc
d’arbre vieilli, traversées par des gerçures creusées par des
années de labeur difficile. Je vis son parcours de malheur en
compagnie de Saad, depuis qu’il était encore enfant et jusqu’au
jour où il devint un homme. Ces deux paumes solides l’avaient
secondée comme le fait la terre pour une plante encore fragile.
Aujourd’hui, elles s’étaient soudain entrouvertes laissant
l’oiseau qui était tapi vingt ans là, s’envoler et les quitter.
— Il a rejoint les fedayins.
Je continuais à fixer ses paumes, recourbées
comme deux choses qu’avait touchées l’abattement, criant depuis
ses tréfonds, poursuivant l’oiseau migrateur vers le danger et
l’inconnu. Pourquoi, mon Dieu, les mères devaient-elles perdre
leurs enfants ? Pour la première fois, je voyais si près de moi,
cette chose qui brise un c_ur. Nous étions dans un théâtre grec
et nous vivions cette tristesse contre laquelle on ne pouvait
rien.
Je lui dis, essayant de la confondre et me
confondre :
— Que t’a-t-il dit ?
— Il n’a rien dit. Il est simplement parti.
Son copain m’a dit, le matin, qu’il était parti les rejoindre.
— Ne t’avait-il pas dit auparavant qu’il
partirait ?
— Oui, il m’a dit deux ou trois fois qu’il
comptait les rejoindre.
— Tu ne l’avais pas cru à ce moment ?
— Je l’ai cru. Je connais Saad. Et j’ai su
qu’il partirait.
— Pourquoi as-tu donc été surprise ?
— Moi ? Je n’ai pas été surprise. Je
t’informe simplement. Je me suis dit que tu voulais peut-être
connaître les nouvelles de Saad.
Et les paumes posées sur sa poitrine firent
un mouvement. Elles étaient belles et solides encore capables
d’accomplir leur besogne. Je ne pense pas qu’elles se soient
jamais plaintes. Elle dit :
— Non, j’ai dit à ma voisine ce matin que
j’aurais voulu en avoir dix comme lui. Cousin, ma vie s’est
consumée dans ce camp. Tous les soirs, je prie Dieu. Cela fait
20 ans. Si Saad ne partait pas, qui d’autre partirait ?
Elle se leva. Et la pièce plongea dans un
monde de simplicité. Les choses semblèrent plus familières et il
me sembla retrouver les maisons de la Ghébesseya. Néanmoins, je
la suivis à la cuisine. Elle rit en me regardant et poursuivit :
— J’ai dit à la femme assise à mes côtés dans
le bus que mon fils était devenu combattant. (Sa voix m’apparut
différente et c’est la raison pour laquelle je m’en souvenais).
Je lui dis que je l’aimais et qu’il allait me manquer, il est
bel et bien le fils de sa mère ì Tu crois qu’on lui donnera une
mitrailleuse ?
— Ils donnent toujours des mitrailleuses à
leurs hommes.
— Et la nourriture ?
— Ils mangent à leur faim et on les pourvoit
en cigarettes.
— Saad ne fume pas. Mais je suis sûre qu’il
apprendra à le faire là-bas. Lumière de mes yeux ! Comme
j’aurais voulu qu’il soit proche pour lui porter tous les jours
la nourriture que je lui ai cuisinée !
— Il se nourrira de la même manière que ses
compagnons.
— Que Dieu les protège tous !
Elle se tut un instant puis se retourna vers
moi :
— Tu crois qu’il serait content si j’allais
lui rendre visite ? Je peux me débrouiller pour les dépenses et
aller lui rendre visite deux fois par semaine.
Elle se souvint de quelque chose :
— Tu sais que les enfants sont une servitude.
Si je n’avais pas les deux gosses, je l’aurais rejoint, j’aurais
habité avec lui. Les camps ì Entre un camp et un autre y a-t-il
de différence ? J’aurais vécu avec eux, j’aurais cuisiné pour
eux et je les aurais servis de tout c_ur. Mais les enfants sont
une servitude.
Je lui dis :
— Il n’est pas nécessaire que tu lui rendes
visite là-bas. Laisse-le libre. L’homme qui rejoint les fedayins
n’a pas besoin de la protection de sa mère.
Elle essuya ses paumes avec son tablier, et
dans le fond de ses yeux, je vis quelque chose qui ressemblait à
de la désillusion : cet instant épouvantable au cours duquel une
mère sent qu’on peut se passer d’elle, qu’elle a été laissée-pour-
compte comme on laisserait quelque chose d’usé qu’on a trop
utilisé.
Elle s’approcha de moi en disant :
— Tu crois cela vraiment ? Tu crois qu’il
n’est pas utile que j’aille voir son chef pour lui dire de bien
s’occuper de lui ?
Elle hésita un moment, avec un sentiment de
profonde déchirure, puis elle demanda :
— Ou peut-être pourrais-tu le faire à ma
place ? Dire à son chef : Prends soin de Saad pour que Dieu
protège tes enfants !
Je lui dis :
— Comment ? Personne ne peut demander cela
pour un fedaï.
— Pourquoi ?
— Parce que, toi, tu voudrais que son chef ne
l’expose pas au danger. Mais Saad et ses compagnons pensent que
la meilleure chose qui puisse leur arriver, c’est de faire
aussitôt la guerre.
Une fois de plus, elle s’installa là-bas,
mais elle m’apparut plus forte que jamais. Je remarquai dans son
regard et dans ses paumes rêches, l’inquiétude que ressent une
mère déchirée. Elle donna enfin un avis :
— Tu veux savoir ? Le mieux c’est de demander
à son chef de ne pas le contrarier. Dis-lui : La mère de Saad te
supplie pour l’amour de ta mère de réaliser le désir de Saad.
C’est un bon garçon. Et lorsqu’il désire quelque chose qu’il ne
peut réaliser, il devient très triste. Dis-lui : Je t’en supplie,
qu’il réalise son désir ì Il veut aller à la guerre ? Eh bien
qu’il le laisse partir ! .
Traduction de Soheir Fahmi