La
dame qui chantera aux invisibles a déjà pris sa place. Oum Sameh,
cette diva du zar, est entourée de son chorus et de ses
musiciens lesquels se métamorphosent sous la lumière tamisée des
projecteurs. Un éclairage habile les rend en effet comme les
personnages d’une carte postale, modifiant la dimension de la
salle en fonction du nombre du public présent. Les interprètes
femmes, qui étaient vêtues en noir et en train de fumer leurs
clopes avec extase depuis un moment devant la porte du Centre
Makan, sont maintenant en robes pailletées. Chacune s’invente
une tenue, très stylisée, suivant le jour et l’humeur. Seulement,
en se produisant ici tous les mercredis soir, elles peuvent se
permettre une petite touche de khôl ou de rouge à lèvres,
couleur prune, à l’instar d’Oum Sameh, la rayessa, ou
littéralement la cheftaine, qui brasse tout le répertoire du zar.
C’est l’une des rares qui restent en vie, dit-on, sachant que ce
n’est pas une kodia (maîtresse, agente et intermédiaire des
esprits) au sens traditionnel et spirituel du mot. « Des kodias,
il n’en reste plus. Attention ! Ne parlez pas d’assiyads ou
seigneurs ou djinns ou démons, sinon je me fâcherai. Ce sont
tels des spectres. Mes chants sont simplement réconfortants ».
Sur ses gardes, Oum Sameh, 56 ans, ne veut pas prononcer un mot
susceptible de nuire à son art. Un art qui en a bavé ! Car tout
le monde lui a fait la chasse, et les islamistes, et les
conservateurs, et les intellectuels. De temps à autre, affirme
Ahmad Al-Maghrabi, directeur du Centre Makan, une équipe de
télévision leur rend visite pour filmer ou effectuer un
reportage sur le zar et ne manque pas de leur lancer des
quolibets. Adorcisme, paganisme, superstition, arriération …
Car, à l’origine, les chants et danses en question permettent de
pactiser avec les « esprits », de se réconcilier avec « eux »
pour retrouver la paix.
Et pour éviter ce genre de suspicion, Al-Maghrabi
met en relief l’aspect musical et folklorique de ce rituel
social teinté de religiosité ou de mysticisme, préservant un art
en voie de disparition. Le public, qui vient nombreux et
régulier, s’intéresse aux chansons et aux rythmes. « Très
souvent, ce sont des étrangers, des intellos ou des jeunes
branchés, qui s’attachent aux rythmes, sans trop s’attarder sur
les paroles ou la fonction des chansons », précisent les membres
de la troupe Mazaher, tout à fait conscients du rôle qu’ils
exercent au Makan. Artistes ? Mais bien sûr. Ils se considèrent
tous en tant que tels et racontent chacun à sa manière son
périple avec cet art hérité de père en fils ou de mère en fille.
Ils ne savent d’ailleurs pas comment ils l’ont appris ou à quand
remonte la première fois qu’ils ont tambouriné. « C’est venu
tout seul parmi les siens vers l’âge de 11 ans », semble alors
une formule facile pour expliquer comment tout a commencé.
Pour entamer la soirée, pour ne pas dire le
concert, étant donné que le propriétaire ne veut pas que ce soit
tout à fait un, la rayessa fait passer ses encens entre les
mains des personnes qui l’entourent pour les purifier. Rien ne
sépare les musiciens du public, assis parfois à même le sol, sur
des tabourets ou des chaises simples en demi-cercle. Au lieu que
le rite s’organise autour d’une cliente en particulier (soit une
possédée), les interprètes du zar s’adressent à tout le monde,
en bas dans la salle ou à l’étage. Le décor, ayant un aspect
rudimentaire, négligé ou décontracté, approfondit le sentiment
que le rituel n’est pas placé hors cadre. Makan peut bien
ressembler aux anciennes maisons où se tiennent
traditionnellement ce genre de rituel « Underground », dans les
quartiers populaires, probablement près des cimetières.
Le zar mixte
Ahmad, dit Al-Chankahawi, débute par faire
les louanges du prophète et des saints, accompagné de
percussions et de flûte (kawala). Il incarne le style du zar
mixte d’Aboul-Gheit, nommé d’après le cheikh soufi Hassan
Aboul-Gheit, dont le mausolée est à Qalioubiya (gouvernorat
proche du Caire). Les thèmes islamiques ou soufis s’ajoutent
ainsi aux anciens rythmes africains, comme pour se blanchir la
face. Sabah entre ensuite en jeu. C’est la dame en cymbales qui
ne tardera pas à pivoter tout le long de la soirée, en dépit de
ses rondeurs non négligeables. Elle est leste comme un singe et
se félicite de porter le prénom et le surnom d’une diva
libanaise, « Sabah. La Chahroura » ! Son piétinement fait
souvent place à une petite course en cercle ou sur place,
invitant les femmes et les hommes ici présents à se déhancher.
Les uns suivent correctement le rythme, se penchant en avant et
en arrière, alors que d’autres dansent ostensiblement. « Je suis
les percussions, laissant libre cours à mes sentiments », lance
Sabah, faisant aussi partie des trois ou quatre femmes du chœur.
Et à Ahmad Al-Maghrabi d’expliquer : « Je leur ai demandé de
varier les rythmes au lieu de s’en tenir à un seul pendant trois
heures comme ils le font de coutume. De même, on a supprimé
l'autel et l'égorgement d'offrandes. Il fallait s’adapter au
genre de spectacle qu’on présente de peur de lasser ou de
choquer le public ». Et eux, ils ont une grande capacité
d’adaptation et de survie, doublée d’une vive complicité. Car
ils se connaissent depuis la nuit des temps, sachant exactement
où se produit à l’origine chacun d’entre eux, loin du Makan. La
famille d’Al-Chankahawi (qui est aussi un derviche tourneur)
tient par exemple une séance hebdomadaire de zar (hadra), dans
la maison d’Oum Mabrouk, sa grand-mère, à Sidi Aboul-Séoud.
Sabah vient du quartier de Rod Al-Farag. Et Oum Adel fréquente
parfois la séance qui se tient le vendredi au cimetière d’Al-Imam,
avec le rayès Peugeot.
Maintenant, c’est à la rayessa de prendre la
relève du chant et de s’évertuer à mélanger les trois genres de
zar, les plus récurrents : celui d’Aboul-Gheit, des harims (se
passant entre femmes au Caire ou en Haute-Egypte) et celui de la
tanboura (grande lyre, de type plus africain). Telle est la
consigne, depuis qu’Al-Maghrabi a rassemblé ces professionnels
du zar pour former la troupe Mazaher, en l’an 2000.
Oum Sameh n’a plus 20 ans, mais a un charme
et une sensualité débordante. A travers ses adwars (chants du
zar, au singulier : dawr), elle flirte avec pas mal d’inconnus :
Chalabi, Yawra bey, Al-Sultan, un brun sirotant son café, ou un
autre toubib à même de guérir ses maux … Chaque chant est
associé à un esprit en particulier.
Yawra bey est un gaillard qui aime les filles,
Mamma est le symbole de l’affection et l’affinité … « Certains
ici aiment beaucoup Mamma ; ça les repose d’écouter ses chansons
», signale Oum Sameh, ajoutant : « Je peux rendre hommage à
Yawra, en rythmes et dialectes d’Alexandrie, de la Haute-Egypte
ou suivant le style africain de la tanboura. Je connais par cœur
pas mal de choses, grâce à ma mère soudanaise qui en
vieillissant m’a déclarée comme l’héritière de sa tradition
orale ».
Le tempo auquel parviennent les musiciens est
étonnant. Crescendos violents et cadences plus douces se
succèdent. Oum Sameh jette un regard furibond en direction de
Hanafi, le joueur irrégulier de mangour (hochet-ceinture en
sabots de chèvre, accroché autour de la taille). Il a
apparemment commis une erreur et elle en fait part aux musiciens.
Hassan bat les cordes de sa tanboura, les rythmes qu’il joue
ainsi que sa peau mate témoignent de ses origines africaines. «
Son grand-père travaillait une saison comme pêcheur de perles au
Bahreïn et une saison au Canal de Suez », tient-on à préciser. A
l’écoute du rythme ascendant, notamment vers la fin de chaque
dawr, il est facile d’entrer en transe. Et pour boucler la
boucle, la troupe joue un dernier morceau dit al-akhrass, ou le
muet, étant interprété sans paroles. La rayessa, plus
convulsive, se plie en deux et en remontant, le rythme change.
C’est le délire. On a l’impression que toutes les règles
apprises sont violées à travers cette improvisation savante.
Dalia Chams