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Publié en 2005
chez Merit, le premier roman de
Hamdi Al-Gazzar,
Sehr aswad (Magie noire),
n'est pas passé inaperçu. Le narrateur, jeune photographe
désabusé, y conte sa passion dévorante pour une femme plus âgée.
Magie Noire
J’ai encore dans la bouche le goût de ce
baiser, comme un chameau qui aurait ruminé quelque nourriture
ingurgitée depuis belle lurette. On était debout sur les marches
de l’escalier intérieur, sur le velours fuchsia du palais-musée,
sous la lumière tamisée que dégageait le lustre antique accroché
au plafond haut et éloigné. On stressait d'être vus par
l’élégant préposé à la sécurité, dans son costume bleu foncé.
C’était le préposé à la surveillance de l'historique vaisselle
en céramique et des beaux murs du palais, ainsi que de ses
plafonds gravés de versets coraniques dorés. Mais c’était aussi
le préposé au respect de la bonne tenue lors des visites des
musées, chargé de sermonner les visiteurs mal élevés, qui,
séduits par la beauté du lieu et de ses objets magnifiques, se
laissaient aller à commettre des actes répréhensibles taxés
d’atteinte aux bonnes mœurs. C’est dans ce cadre étouffant qu’a
eu lieu ce qui devait avoir lieu.
Elle me devançait d’une marche. Ses
chaussures s’enfonçaient dans l’épais velours et son dos
dégageait un léger parfum à la citronnelle que je recevais à la
figure. Je le humais profondément, sans produire aucun son, à
traits brefs, comme si je voulais la posséder en installant son
odeur en moi. Par mon silence, ma manière d’observer les
ornementations des murs des plafonds, en m’arrêtant longuement
devant les énormes jarres colorées, par le délicat frémissement,
presque imperceptible, de mes membres, c’était moi qui me
suggérais à elle. J’avais furieusement envie d’elle, ici et
maintenant, tout de suite. Ses fesses ont été les premières à
percevoir les signaux physiques que j’émettais, à capter mon
désir. Elles tressaillirent aimablement, ondoyant coquettement
et sensuellement sous le léger pantalon blanc. Je n’arrivais
plus à me contrôler. Je la saisis par les épaules, à pleines
mains, et, d’un coup, son corps se retourna vers le mien. On se
retrouva face à face, à quelques centimètres de distance. Mes
lèvres tremblaient quelque peu, mon souffle était court, saccadé.
Elle était interloquée, prise de court par le choc du premier
rapprochement. Sans regarder autour de moi, je plaçai ma main
derrière son cou et levai son visage vers moi. J’attirai sa
lèvre inférieure, la coinçai entre les miennes, qui se mirent à
la lécher, à la palper. Ma langue pénétra dans sa bouche, où je
la laissai bouger librement. Je l’abandonnai un instant pour la
retrouver, impatient parfois, ou plus lent, à la goûter, la
humer, la lécher. Elle, elle me donnait son premier baiser au
compte-gouttes. Elle m’arrachait ses lèvres. Je n'avais plus
alors, qu'à la poursuivre. Je me jetais, de tout mon cou, de
tout mon tronc et me baissais vers elle. Quand je touchais ses
lèvres, elle s’abandonnait et c’était elle, alors, qui prenait
l’initiative. Elle me donna un long baiser, mordit mes grosses
lèvres ; quand je plongeai moi, ma langue, elle recula la tête,
triste et farouche : j’avais réussi à l’exciter.
L’excitation, ce terme que j’ai souvent
utilisé par la suite pour réaffirmer l’importance primordiale du
désir passionnel pour l’autre. Ce qui l’excitait, ce qui la
passionnait, c’était le sensuel. J’arrivais assez bien à
l’exciter pendant les baisers, mais je savais, par mon
expérience avec les femmes, que l’art du baiser n’était pas le
seul entre un homme et une femme. Ce n’était que la première
étape, dont dépendait leur destin commun.
Que ce soit le premier ou le dernier, le
baiser pouvait être froid, passionné, stupide, naïf et
inexpérimenté, extrêmement profond, expérimenté, infatué de sa
propre science, spontané, chaud, soumis. Un baiser pouvait être
aussi beau qu’un éléphant volant. Il pouvait en résulter un
rougissement des lèvres, du sang qui exploserait, dû au
tiraillement exercé par deux personnes, chacune de son côté —
sans savoir qui blessait et qui était le blessé. Un baiser suivi
d’un effondrement complet de tout le corps. Ou encore un baiser
long et lent, entrecoupé de gestes furtifs et pressés sur les
seins tendus vers l’amant. Qu’il ait lieu dans un lieu pas tout
à fait adéquat à sa pratique. Quoi qu’il en soit, il n’y avait
qu’une seule vérité dont j’étais sûr, maintenant, c’est que
Faten et moi avions envie l’un de l’autre avec la même violence
et la même ardeur.
Malgré tous mes précédents accès de passions,
je réalisai à ce moment-là à quel point la passion n'est en fait
qu’un jeu exceptionnel, unique. Ce caractère exceptionnel et
unique était ce qui différenciait réellement cet événement, qui,
le plus souvent, avait lieu sans que ne se pose la question sur
son sens ou son pourquoi. Malgré l’ennui ou le dégoût que
provoquait en moi ce que je faisais en général avec la femme
adorée, malgré mon sentiment que toutes mes relations étaient
tout ce qu'il y a de plus terne, vulgaire, ordinaire, je n’ai
jamais arrêté de pratiquer mes petites manœuvres, les ruses et
les jeux que je dissimulais habilement derrière mes mots, mes
expressions, mes signes, pour faire atterrir la femme dans le
lit de la passion, sûre et certaine que je l’adorais.
Trois fois, trois fois nous l’avons réitéré,
notre baiser long et profond. Une fois dans l'antique salle de
bain, tout en marbre bleu et blanc, une autre sur le confortable
canapé en arabesque dans la chambre à coucher du prince et enfin
dans la salle des céramiques de l’époque islamique. On
échangeait notre dernier baiser, celui du dessert, quand
soudainement est apparu devant nous l’élégant gars de la
sécurité. Il arborait un sourire narquois, comme s’il voulait
nous dire qu’il avait vu les trois scènes d’amour, qu’il en
avait beaucoup joui, mais qu’il se trouvait malheureusement
obligé d’interrompre sa masturbation visuelle juste au moment où
il était sur le point d’exploser. On se sépara. Calmes,
indifférents. Sa main était agrippée à la mienne. Je souris à
l’homme et on était en train de traverser pour sortir quand on
l’entendit énoncer, sur son ton visqueux, froidement : « Il est
interdit de s’asseoir ici ».
On sortit du palais, heureux, les mains
enlacées. On n’essayait pas de se cacher ou de fuir les regards
des gars de la sécu, rassemblés près de l’entrée du palais
autour de celui qui avait été témoin de la scène, et qui — je
n’en doutais pas une seule seconde — était, en ce moment même,
en train de leur raconter les plus petits détails. Je ne prêtais
aucune attention à leurs rires qui s’élevaient dans notre dos.
Peut-être se moquaient-ils de ce « couple » hors normes,
impudent et insolent : Faten Chouhdi et moi.
Traduction de Dina Heshmat |
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La magie de l’amour et de la mort
Le roman s’ouvre sur la description d’un
croque-mort, qui, dans son échoppe située au rez-de-chaussée de
l’immeuble où habite le narrateur, dans une petite rue de
Mounira, ne semble avoir qu’une seule occupation : confectionner
des linceuls. A la fois personnage principal et narrateur,
Nasser entraîne ensuite le lecteur dans son propre univers,
centré autour de la photographie, qui est son métier, mais aussi
sa passion. Il décrit la routine de son travail à la télévision,
les instructions plates d’un réalisateur médiocre, la
coquetterie déplacée d’une présentatrice idiote, l’apparition
brutale de la misère lors d’un reportage à la campagne, et enfin,
la première vision de celle qui deviendra son amante, à travers
l’œil de sa caméra lors d’une monotone journée de travail.
C’est le début de la rencontre avec Faten
Chouhdi, femme d’âge mûr, mère d’une petite fille, solitaire,
rentrée du Golfe après l’échec de son mariage, et qui va vivre
avec le narrateur une relation d’amour-passion, rythmée par des
balades dans Le Caire nocturne, et par les visites de Faten à
l’appartement de Nasser, scènes où sexe et passion dévorante ne
font plus qu’un. La minutieuse description du corps adoré
pendant les moments de transport amoureux, des deux corps qui
sans relâche s’enlacent, se caressent, se pénètrent, ne peut
cependant durer à l’infini. Car la relation perd peu à peu de sa
passion, en tous les cas du côté de Faten, que le narrateur — et
le lecteur en même temps, car tous les événements sont contés du
point de vue du narrateur-personnage principal — voit peu à peu
s’éloigner de lui, ressentant une jalousie poignante.
Impuissance et fantasmes de meurtre s’introduisent alors
insensiblement dans leurs rapports, en particulier lors d’une
scène où le narrateur rêve qu’il tue Faten pendant qu’ils font
l’amour sur la colline de Moqattam, tous deux les yeux rivés sur
la vue qui y surplombe la ville du Caire tout entier. La fin
malgré tout garde toutes les possibilités ouvertes : « On a
dormi côte à côte, indifférents au monde à l’extérieur. Tout
était fini, fini, et nous avons continué à vivre ensemble.
Ensemble. Ensemble, comme avant, comme avant ».
Si les thèmes de la mort et de l’amour sont
étroitement mêlés depuis les premières pages du roman, par le
biais de Rihane, le croque-mort, avant de s’imbriquer dans les
rêves de Nasser, ils sont aussi suggérés par le titre de l’œuvre.
La Magie noire, c’est ce type de pratiques qui permettent de
jeter un sort à un être humain, que ce soit pour lui porter
préjudice ou pour se garantir son amour à jamais. Si ce titre
semble ici désigner le sort que Faten a jeté au narrateur,
manière d’expliquer l’attachement irrationnel qu’il ressent
envers elle, il peut également, au-delà, désigner le processus
même de l’écriture, qui lui permet de sublimer à la fois l’acte
d’amour, mais aussi celui de tuer. C’est grâce à l’écriture
qu’il peut faire revivre et immortaliser des instants passés,
les nuits passées avec Faten, redonner corps à de simples
souvenirs, tout comme c’est grâce à l’écriture qu’il peut, dans
une scène onirique, assouvir un désir refoulé : celui de donner
la mort à un corps adulé. L’écriture enfin qui lui permet de
choisir une fin ouverte, celle d’un vivre ensemble éternel.
Magie noire réussit cependant à ne pas tomber
dans le romantisme niais, car c’est aussi une réflexion à
plusieurs niveaux sur le processus même de l’écriture, le
sentiment d’impuissance qu’il génère parfois, à travers les
remarques du narrateur-personnage principal qui écrit sur sa
propre expérience de l’écriture — celle qui est en cours, celle
dont le lecteur tient le résultat entre les mains. Cela
s’imbrique avec une autre réflexion, moins profonde néanmoins,
celle sur l’œil de la caméra à travers lequel le narrateur
construit plusieurs scènes, souvent celles de la confrontation
avec une réalité brutale et amère, qu’il semble ainsi vouloir
distancier, ou même mettre en doute. La seule « vraie » réalité
palpable dans le texte à travers la richesse des cinq sens du
narrateur, la réelle dynamique poétique du roman, est celle de
sa passion pour Faten, qu’il a voulue immortelle.
D. H. |
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