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Métiers.
Horlogers, cordonniers
et autres raccommodeurs semblent appartenir au passé.
Dans le contexte du tout-à-jeter, mot d’ordre de nos
sociétés modernes, ils ne survivent que par la passion
qui les anime et grâce à une clientèle cependant clairsemée.
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Les
derniers doigtsmagiques |
C’est
ce tic-tac qui fait vibrer son cœur. L’esthétique et
le goût du beau occupent tout son esprit. Il considère
ses pendules comme des pièces d’art. Parmi les 12 chiffres
qui forment l’horloge se tisse son univers. Bahaa Moussa,
48 ans, diplômé de commerce, est le plus célèbre des
horlogers du Caire. Son habileté et son honnêteté ont
forgé sa bonne réputation. Un métier qui survit dans
sa famille, depuis plus de 100 ans. « Ce sont des familles
juives qui ont introduit ce métier en Egypte et ce sont
elles qui ont appris à mon père et à mon grand-père
les secrets de l’horlogerie », confie Bahaa, penché
sur une montre qu’il manipule minutieusement.
Avec les
années, une relation s’est installée avec ses anciennes
montres qui ornent les murs de son atelier et à travers
lesquelles il a pu apprendre le métier. D’un simple
coup d’œil, il arrive facilement à savoir si le mouvement
des aiguilles est bon ou non. Et à l’instar d’un médecin
expérimenté, il est capable de diagnostiquer le tic-tac
à l’écoute. Ainsi, il décidera du sort de sa montre.
Bien que doté d’un magistère en gestion, Bahaa a refusé
de faire un autre boulot. C’est un métier qu’il a hérité
de son père et de son grand-père et qui l’a toujours
fasciné. « Depuis mon jeune âge, dès que je rentrais
de l’école, je me précipitais vers l’atelier de mon
père. Assoiffé d’apprendre, je regardais avec attention
et intérêt les mouvements de sa main. Je passais des
heures à m’entraîner et à observer les différents moteurs.
C’est un métier qui exige énormément de concentration
et de patience », explique Bahaa, une loupe sous les
yeux ; il démonte une montre Rolex. Pour lui, c’est
la pièce la plus difficile à réparer vu sa valeur et
aussi son moteur très petit et compliqué mais très exact
et durable. C’est la Mercedes des montres. Pendant plus
d’une heure, il démonte sa pièce et la répare puis la
monte à nouveau.
Il est
très fier d’avoir effectué le travail en un temps record
de 45 minutes. « Mon travail exige que je ne bouge pas.
Il faut que je reste sur ma pièce car si je sors bavarder,
au retour, je risque de perdre ma concentration et parfois
les pièces de rechange. Pour une montre de grande marque,
c’est catastrophique vu le prix élevé de ces montres,
d’autant plus qu’elles sont de plus en plus rares ».
Un dur
labeur qui n’est malheureusement pas rentable. Le client
n’est plus celui d’hier surtout après l’invasion des
produits de mauvaise qualité provenant de Chine, estime-t-il.
« Aujourd’hui, il y a des montres à 25 L.E. qui tombent
en panne très vite et que l’on jette. Alors l’horloger
n’a plus autant d’importance puisque nous vivons à l’air
du tout-à-jeter. Les belles pièces d’autrefois sont
en voie de disparition. Le seul client fidèle qui me
reste est originaire d’Héliopolis », explique Bahaa
qui, pour rien au monde, ne changera son métier. Et
ce, même si son revenu se fait de plus en plus maigre.
Son vrai cauchemar serait de voir l’atelier, qui a toujours
préservé cet art, fermer ses portes à sa clientèle et
le nom de Moussa disparaître de ce monde du tic-tac.
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Le bon vieux temps
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Or,
la volonté de garder un métier hérité de père en fils
n’est pas la seule raison qui pousse aujourd’hui les propriétaires
des anciens métiers, autrefois très importants dans le
quotidien, à garder leur carrière coûte que coûte. Certains
poursuivent un travail de moins en moins rentable pour
d’autres raisons. Pour certains, la nostalgie est un facteur
important. Dans l’une des anciennes rues d’Héliopolis
se situe l’atelier de Benyamin ou Am Bénio comme l’appellent
ses voisins. Cordonnier de père en fils, Bénio est déterminé
à garder son métier qui est pourtant de moins en moins
sollicité. Lorsque l’on observe son atelier, on a vraiment
l’impression que rien n’a changé depuis plus d’un demi-siècle.
Une chaise que le temps a bien usée trône. Les clients
s’y installent pour qu’on leur cire les chaussures. Des
murs délabrés laissant paraître des fissures rappellent
des années de labeur. Des outils primitifs, voire archaïques,
font partie de son patrimoine. Car selon lui, plus personne
n’utilise ce genre d’outils pourtant très importants pour
lui. Des boîtes de cire noire et marron s’entassent sur
les étagères, et des anciennes chaussures, style années
1960 forment le décor du lieu. La géante machine à coudre
Singer est la pièce la plus précieuse de l’atelier. «
C’est une machine de collection puisqu’elle n’existe plus
de nos jours, je l’ai héritée de mon père », explique
Bénio. Incliné devant une table en bois, une chaussure
à la main, celui-ci ressemble à un héros des romans de
Naguib Mahfouz. Il forme un contraste avec ce qui l’entoure.
Son atelier est archaïque comparé aux magasins des centres
commerciaux qui l’entourent. Cependant, Bénio insiste
à préserver l’identité de son atelier. « La qualité et
la perfection de mon travail sont ma préoccupation première.
Peut-être le client est choqué par la modestie du lieu,
mais une fois qu’il voit mon travail, il ne tardera pas
à parcourir des kilomètres pour venir réparer ou cirer
ses chaussures chez moi », lance Bénio avec beaucoup de
confiance. Une chose est sûre, l’homme est doté d’une
sagesse qui passe inaperçue. Sur ses murs, Am Bénio a
accroché une des paroles connues d’Einstein. Am Bénio
ne tardera pas d’ailleurs à expliquer avec une profonde
conviction ces paroles qui ont bien marqué son expérience
personnelle : « Ce grand savant qui a inventé la théorie
de la relativité a regretté de savoir qu’elle avait servi
à inventer la bombe atomique. Il disait même qu’il aurait
préféré être cordonnier », et d’ajouter que « l’important
pour ce savant est le boulot en tant que tel mais le plus
noble est de se sentir utile et de servir l’humanité.
Il estimait que le cordonnier est plus honorable que le
savant qui invente une chose qui risque de détruire l’humanité
», explique-t-il. Ses longs doigts sont sa fortune. Il
éprouve une satisfaction lorsqu’il recoud des chaussures
déchirées. Les mocassins italiens sont cousus de manière
très particulière, et c’est très spécial à réparer. Car
il faut suivre les traces des points avec une grande exactitude
afin de ne pas déformer ces chaussures de qualité. Une
tâche qui exige un cordonnier artiste, avoue-t-il, sur
un ton d’expert tout en auscultant des bottes qu’il doit
réparer. Il poursuit : « Réparer des chaussures est non
seulement un art, mais aussi un métier qui exige une recette
secrète : précision, conscience éveillée et surtout patience.
Raison pour laquelle ce métier n’attire pas la nouvelle
génération », estime-t-il. Le rythme rapide de la vie
a fait que ces derniers n’ont plus de patience pour apprendre
ce métier qui est malheureusement en agonie. Là, il a
affaire à une paire de chaussure dont le talon a été déchiré.
Il effectue un émeri pour que la surface du cuir soit
dure afin que la colle tienne bien, ensuite il attache
le talon. Il expose la paire de chaussures pour qu’elle
sèche et puis il y enfonce les clous pour lui garantir
une ténacité maximale. « Ces étapes ne sont plus suivies
ni par les nouveaux cordonniers, les intrus du métier
ni par les usines qui cherchent à réaliser la quantité
aux dépens de la qualité, pour réaliser plus de bénéfices
», se lamente-t-il. Raison pour laquelle la fabrication
des produits en cuir n’est plus comme autrefois car le
cordonnier robuste qui utilise ses doigts n’existe plus.
Il existe beaucoup d’ouvriers mais peu d’artistes. Le
marché du travail est en manque de personnes qui font
leur travail avec amour et sérieux. « C’est pour cela
que je continue dans ma carrière et que mon client croit
en mes talents et est prêt à payer cher pour bénéficier
d’un service actuellement très rare », estime Bénio qui
a pu au cours de ces dernières années attirer une large
clientèle à Madinet Nasr et Héliopolis. Omar, ingénieur
et fidèle client, qui a l’habitude de cirer ses souliers
chez Bénio assure que celui-cest doté d’un véritable talent,
car il traite parfois des défauts issus des travaux d’usines.
Il a le pouvoir de détecter les défauts du cuir vu sa
longue expérience. L’équarrisseur qui peut écorcher la
peau avec précision et sans faire de coupures est de plus
en plus rare. Ceci réduit la qualité des chaussures car
l’ouvrier de l’usine déploie un grand effort à cacher
les défauts issus de l’insipidité. Une chose qu’un cordonnier
expérimenté peut faire, continue Bénio qui croit bien
au proverbe égyptien qui dit que celui qui sort de son
domicile perd de sa valeur. Et c’est cette philosophie
qui guide son périple de vie. Il n’a jamais pensé à changer
de carrière. Bénio tient à sa carrière non pas par nostalgie
du passé, mais par principe. Pour lui c’est le défi de
la valeur contre le matériel. |
Le matérialisme ravage
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Selon Nadia
Radwane, sociologue, bien que l’Egypte soit connue par
son artisanat de talent, celui-ci ne cesse de disparaître
pour céder sa place à des fahlawis (débrouillards) qui
prétendent savoir tout faire. « Face à la domination
des valeurs matérielles dans notre société, les gens
cherchent à réaliser des gains rapides. Et vu que ces
métiers ont besoin de beaucoup de souffle pour les maîtriser
et qu’en plus ils sont moins rentables, la nouvelle
génération délaisse ce genre de petits métiers qui distinguaient
pourtant l’Egypte des autres pays ». Selon elle, il
existe aujourd’hui une nouvelle classe sociale très
consommatrice. Et celui qui étudie le mode de vie de
cette dernière découvre que cette couche a tendance
à acheter plutôt qu’à réparer. C’est cette nouvelle
classe sociale qui a souvent le pouvoir d’achat. Quant
aux classes moyennes cultivées, ce sont elles qui réparent
leurs affaires et c’est grâce à cette classe qui perd
son prestige graduellement que l’artisan robuste arrive
encore à résister. Ce sont les mites qui le font vivre.
Et c’est pour cette raison que l’hiver s’avère pour
lui une saison fructueuse, car les vêtements en laine
conservés sont souvent troués à cause du stockage pendant
une longue période. Dans sa bicoque de 10 m2, qui fait
fonction de magasin, Mohamad Abdel-Hakim, raccommodeur
de son état, caché derrière une pile de vêtements, est
en train de coudre. Dans sa chemise, il attache ses
outils : une série d’aiguilles très fines et plusieurs
volumes de différentes sortes d’étoffes. Ses yeux sont
son plus grand trésor. « C’est grâce à mes yeux que
je peux distinguer les différents degrés de couleurs
dans le tissu et également respecter la méthode de tissage
», explique Hakim, 46 ans, qui tente de remédier à une
déchirure dans une veste à carreaux. Ces vestes classiques
en laine anglaise n’existent plus actuellement sur le
marché. « Les chanceux qui les gardent encore sont prêts
aujourd’hui à payer le prix fort pour préserver cette
grande fortune. Et ce sont eux mes clients avec qui
je peux poursuivre mon métier car ils apprécient le
travail que je fais », avoue Hakim qui estime que les
vestes sont les pièces les plus difficiles à réparer
à cause de la multitude des couleurs et du tissage.
« Mon travail exige une grande aptitude à contrôler
les nerfs des mains, car si un membre de mon corps est
sujet à un faux mouvement, je risque de déformer l’œuvre
». Un bon raccommodeur doit pratiquer le yoga pour pouvoir
perfectionner son travail, lance Hakim qui décompose
les fils de la veste. Il pense au mélange de couleurs
qu’il va utiliser pour cette pièce. Pas évident lorsqu’on
se met comme défi de cacher la déchirure au point de
ne plus voir où elle se trouvait. Il ne faut plus voir
de traces. « J’aime utiliser mes sens et je considère
que c’est ce qui distingue une personne d’une autre.
Ce sont eux qui donnent à chaque manœuvre sa particularité.
La vie serait sans couleur si on ne pouvait plus distinguer
les différences individuelles », conclut Hakim qui raccommode
depuis 35 ans dans l’atelier que son père avait créé
il y a 50 ans.
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Dina
Darwich |
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