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Bichara Khader, directeur du Centre d’études sur le monde arabe contemporain en Belgique, était en Egypte pour donner des conférences dans le cadre du Master Euromed à l’Université du Caire. Il analyse les tensions entre l’Orient et l’Occident et les chances d’un dialogue euroméditerranéen.

« Nous souffrons d’une crise culturelle entre l’Occident et le monde arabe »

Al-Ahram Hebdo : Comment voyez-vous l’état d’incompréhension existant actuellement entre l’Orient et l’Occident, révélé par l’affaire des caricatures du prophète Mohamad ?

Bichara Khader : Ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui est plus qu’une crise de communication, il s’agit d’une crise culturelle. C’est une fissure culturelle très importante entre l’Occident et le monde arabe. Depuis le 11 septembre, on voit le monde arabe à travers le prisme du terrorisme, du fanatisme et de la violence. Il y a aujourd’hui une prolifération des stéréotypes, des lieux communs, des préjugés et une stigmatisation qui me paraît excessive et dangereuse de tout ce qui touche le monde arabe et islamique. A cause de ce qu’ils voient sur leurs écrans de télé, les Européens ont tendance à imaginer que la violence est quelque chose de consubstantielle à la culture et la religion des Arabes. Et ceci révèle l’ignorance de tout ce qui touche le monde arabe contemporain et la paresse intellectuelle des médias qui, au lieu d’éduquer les opinions publiques, tombent toujours dans le piège du sensationnel.

— Dans ce contexte, comment faire pour relancer le dialogue des cultures ?

— Je trouve que la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations est particulièrement dangereuse. Mais pour éviter ce choc, il faut entreprendre un certain nombre de mesures pratiques, comme promouvoir les rencontres des journalistes en Occident et en Orient. Les rencontres des villes ou le jumelage des écoles sont aussi très productives. Et ceci, tout comme la création des instituts des études européennes dans les universités arabes et celle des instituts sur le monde arabe dans les universités européennes. Il faut promouvoir aussi des échanges entre des étudiants, artistes, musiciens, professeurs d’universités, bref les principaux acteurs de la société civile. Et ceci avec le but de déconstruire les stéréotypes, combattre les préjugés et finalement donner du monde arabe une image autre que celle propagée dans les médias en Occident. Par ailleurs, il faut reconnaître que le monde arabe est devenu, lui aussi, proie des lieux communs et des stéréotypes concernant l’Occident et a tendance à considérer l’Occident comme un bloc monolithique, alors que ce dernier est lui aussi multiple et complexe. Il faut dire qu’il y a beaucoup de gens en Occident qui apprécient le monde arabe et qui œuvrent pour un rapprochement entre ces deux mondes et qui sont emphatiques avec les Palestiniens en particulier.

— Mais le monde arabe et musulman a le sentiment de faire l’objet d’attaques de dénigrement. Qu’en pensez-vous ?

— Lorsqu’on passe en revue les deux derniers siècles dans l’histoire du monde arabe et musulman, on constate que ce monde a vraiment subi tous les coups. Les Arabes ont souffert d’une période très longue de colonisation ; ils ont été manipulés et instrumentalisés durant la guerre froide. Même l’islam a été instrumentalisé, par exemple en Afghanistan, lorsqu’il s’agissait de lutter contre les Soviétiques. Donc le rapport entre ces deux mondes n’a jamais été un long fleuve tranquille. Le monde arabe a vécu une relation souvent marquée par une confrontation avec le monde européen et l’Occident en général. Pour cette raison, il est aujourd’hui sur la défensive. Et ceci surtout après le 11 septembre. Il voit que les projecteurs sont braqués sur ce monde et se sent accusé, alors qu’il a des causes justes et nobles à défendre, notamment la cause palestinienne, les défis de la paix et du développement. Il a donc la sensibilité à fleur de peau et toute action occidentale est très mal perçue par le monde arabe, comme cela a été le cas dans l’affaire des caricatures du prophète Mohamad publiées dans la presse danoise.

— Que signifie la publication de ces caricatures ?

— Le journal danois est allé trop loin. Il a non seulement représenté et caricaturé le prophète, ce qui dans la religion musulmane est inacceptable, mais encore il a représenté le prophète avec une bombe en forme de turban. Ce qui veut dire que le terrorisme et la violence ne sont pas le comportement des groupuscules de Bin Laden et ses compagnons, mais qu’il est consubstantiel à la religion musulmane. Ce qui est, à mon avis, ajouter l’insulte à l’injure. Et la réaction des peuples arabes et musulmans a été véhémente. Car le contexte dans lequel cette affaire a surgi est marqué par la crispation, le raidissement des positions et l’incompréhension.

— Comment voyez-vous le fait qu’en Europe, plusieurs journaux se soient montrés solidaires avec le journal danois en reproduisant les caricatures au nom de la liberté d’expression ?

— Etant moi-même arabe, et connaissant le handicap dans le domaine de la liberté d’expression dans cette région, je suis le premier à apprécier cette liberté. Mais celle-ci ne peut pas être absolue. Elle doit être limitée, à la fois par le respect des groupes, des communautés, des religions et des sensibilités. On ne doit pas blesser et provoquer les gens inutilement. Donc, la liberté de la presse est aussi contrainte par la responsabilité et par le respect. Et malheureusement, les autres journaux européens ont voulu faire fi des réactions des peuples musulmans et c’était comme s’ils leur disaient : on s’en fout de votre réaction et de votre religion, nous c’est nous et vous c’est vous. La Méditerranée est devenue une frontière traumatisante entre l’islam et l’Occident au lieu d’être un lieu d’échanges, de solidarité et de coopération. Au lieu de dire « eux ou nous », il faut plutôt dire « eux et nous », voilà l’avenir de la Méditerranée. Il s’agit de travailler ensemble pour faire de cet endroit un espace de paix, de liberté et de postérité.

— Pensez-vous que le dialogue euroméditerranéen peut servir d’instrument pour combler la cassure créée par cette affaire ?

— Il est vrai qu’à l’heure actuelle, il y a une relation culturelle brisée entre les deux rives de la Méditerranée. Ceci a eu lieu, car les médias des deux côtés n’ont pas fait un travail suffisant pour inoculer une nouvelle culture autre que celle de la haine. Voyant la dégradation de la situation, le président Romano Prodi, avant de quitter la Commission, avait mis sur pied le Groupe des sages, composé d’une quinzaine des personnes de toute l’Europe et des pays arabes, pour réfléchir sur les voies et moyens d’établir et de renforcer le dialogue culturel. Nous avions proposé une série d’initiatives comme la mise en place d’une fondation euroméditerranéenne qui est finalement la seule initiative qui s’est matérialisée avec la création de la fondation Anna Lindt, dont le siège est à Alexandrie. Mais malheureusement, une seule fondation ne peut pas à elle seule changer fondamentalement la situation. Il faut donc multiplier les initiatives au sein de la société civile et surtout travailler au niveau des médias.

— Quel impact aura l’arrivée au pouvoir du Hamas sur l’avenir du processus de paix au Proche-Orient ?

— L’idée de reprendre le processus de paix relève de la chimère. En ce sens que depuis les accords d’Oslo, on a eu beaucoup plus de processus que de paix. Or, lorsqu’on parle de cela, il faut se rendre compte que la fin n’est pas le processus, mais la paix. Et ceci veut dire avoir un échange entre des territoires contre la paix. Ce qui veut dire que les Arabes reconnaissent l’Etat d’Israël dans les frontières de 1967, ce qui est déjà une concession de la part des Palestiniens, et en échange les Israéliens doivent se retirer de tous les territoires occupés, ce qui veut dire Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem arabe. Mais ce qu’on a constaté depuis 13 ans, c’est que pendant qu’on négociait, les Israéliens multipliaient les colonies et construisaient un mur dans ces terres, imposant leur propre agenda. Quant au Hamas, étant moi-même un Palestinien démocrate et laïque, jne peux pas dire que j’ai été très heureux de la victoire du Hamas. Néanmoins, en tant que Palestinien démocrate, je ne peux que me réjouir que le peuple palestinien a eu l’occasion d’exercer le droit légitime de participer massivement à une élection libre et transparente. Mais dans ce contexte, lorsqu’on note la réaction des Américains et Européens, on ne peut que remarquer qu’ils naviguent dans une contradiction fondamentale. Eux qui veulent nous prêcher la démocratie refusent maintenant le résultat du scrutin. Ce qui veut dire qu’ils pénalisent le peuple palestinien pour avoir exercé un droit légitime. Mais si les Européens et Américains avaient dit au Hamas par exemple qu’il faut reconnaître l’Etat d’Israël, mais en échange il faut aussi qu’ils reconnaissent le droit légitime des Palestiniens à un Etat viable et souverain dans les territoires qu’il a occupés en 1967, là, ce discours serait plus compréhensible par un Arabe, par un Palestinien et probablement ils auraient décrispé la situation et incité le Hamas à modifier son discours radical pour entamer une politique de gouvernement réaliste et pragmatique.

— Comment expliquez-vous la montée de l’islam politique dans les sociétés arabes ?

— Personnellement, je vois plusieurs facteurs essentiels. Tout d’abord, la fermeture des systèmes politiques arabes à la contestation à travers les canaux normaux, c’est-à-dire les partis politiques, les syndicats, bref des sociétés civiles libres, indépendantes, dynamiques et actives au sein de chacun des pays. Les systèmes autoritaires ont empêché l’émergence d’une alternative démocratique à ces régimes. Depuis les années 1980 en particulier, il y a eu une nette détérioration de la situation économique et sociale dans tous les pays arabes, à l’exception des pays pétroliers. L’Etat s’est retiré de la sphère de l’économie et de la gestion sociale en quelque sorte, et les partis islamistes, à travers un réseau de mouvements et d’organisations sociales caritatives, ont pris la relève des carences de l’Etat national. Finalement, il y a aussi l’Occident qui d’une manière générale, sans bien entendu le considérer comme un bloc monolithique, a utilisé l’islam à plusieurs reprises dans sa stratégie de contrôle de la région, notamment l’utilisation des volontaires islamistes en Afghanistan. Certains gouvernements arabes ont eux aussi contribué à cela, lorsqu’ils ont utilisé les islamistes pour contrer la mouvance progressiste de la gauche, et cela a fait que l’islamisme soit devenu l’alternative quasi naturelle aux régimes autoritaires. Donc, aucun événement dans le monde arabe ne surgit par le fait du hasard, il se prépare par des faits, à la fois sociaux, politiques et économiques

Propos recueillis par Randa Achmawi

 

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