La
première chose que j’apercevais, à mon réveil le matin, c’étaient
les dessins sur la pierre de la fenêtre. Je voyais également
les feuilles de figues qui se frayaient un chemin pour pénétrer
dans la maison par la porte des secrets (la fenêtre). Ma mère
tendait la main pour cueillir les gousses de figue, puis les
étendait sur un morceau de pain que nous mangions. Elle relevait
notre couchette, la posait contre le mur, aspergeait le pain
d’eau, le garnissait de quelques grains de sucre puis nous
partions tous pour les champs, situés près des arbres de quinine.
Notre mère nous pressait : Vite avant que n’arrivent les récolteurs
et qu’ils nous voient. Je ne comprenais pas les raisons qui
nous poussaient à nous cacher des récolteurs. Est-ce parce
qu’on surnommait ma mère la pudique, et qu’elle avait honte
de faire son entrée dans le champ alors qu’il était plein
de monde ? Ainsi, au lieu de voir les épis de blé briller
à cause des gouttes de rosée, et se balancer sous l’effet
de la brise, on se retrouvait dans un champ vide. Ma mère
se courbait au-dessus de la terre rougeâtre et cueillait ce
qui était resté de la cueillette des récolteurs, l’après-midi
du jour précédent. Je faisais de même, étendais la jupe de
ma robe et recueillais ce qui se trouvait éparpillé sur le
sol. Les morceaux de blé guidaient mes pas grâce aux étincelles
d’or qu’ils lançaient au travers de la poussière. Je demandais
à ma mère si les récolteurs les avaient laissés pour nous.
Mais, elle ne répondait pas. Au fil des jours, je compris
que les faucilles des agriculteurs ne les avaient pas ramassés
à cause de leur peu d’intérêt après la cueillette des épis
qu’ils avaient transportés dans les jardins en vagues successives.
Malgré mon regret de ne voir que les épis entassés de la sorte,
les serpents qui se tortillaient à travers les amas de blés
m’ôtaient le plaisir d’être au champ. Nous revenions à la
maison, empoussiérées. Nous jetions alors les grains de blé
sur un panier en paille que ma mère avait déjà essuyé avec
un chiffon humide, puis avec un autre sec car elle craignait
le glissement des serpents sur notre butin. Elle m’envoyait
ensuite vers un terrain vagueproche pour en rapporter les
grains de romarin sauvage. J’emportais un torchon avec lequel
je recouvrais ma main et me mettais à arracher les épines.
On l’avait sans doute surnommé ainsi parce qu’il nous piquait
comme des aiguilles. Combien grande était ma peine lorsque
ma mère comparait mes cheveux après le bain, aux grains de
romarin, avant de les enduire d’huile. Je posais les herbes
sur la tête et accourais à la maison. Ma mère avait fini d’écraser
le blé avec la pierre meulière, et avait formé une pâte qu’elle
coupait en petits morceaux. Elle utilisait les épines comme
combustibles sur lesquelles elle posait les morceaux de pâtes,
qu’elle faisait cuire au four. Et, en un clin d’œil, nous
dévorions les pains, les uns à la suite des autres.
Au
coucher du soleil et de préférence au printemps, elle nous
emmenait à un autre terrain vague pour cueillir des champignons
entre les pousses de blé et de gazon. Nous chantions : ô champignon,
relève-toi et rassemble-toi en tas. Ma mère les faisait frire
pour nous avec des œufs.
Des
mois avaient passé depuis que nous nous étions évadés. Nous
n’avions pas de nouvelles de lui, si ce n’est des rumeurs
qui circulaient parmi les gens. Ma mère était déterminée à
affronter mon père pour qu’il paye ses charges.
Ma
mère habilla mon frère d’un nouveau pantalon bleu marine et
moi d’une robe propre. Nous attendîmes notre mère près de
la maison, heureux et fiers parce que nous allions au marché
acheter de la viande, du sucre et de la mélasse. Subitement,
un paysan passa par là. Il portait un petit ânon blanc, couleur
de lait. Mon frère s’y accrocha, le porta et lui caressa les
oreilles. Et le paysan de demander à mon frère d’échanger
l’ânon contre son pantalon bleu marine. Mon frère, sans hésitation,
se précipita et ôta son pantalon pour enlacer l’ânon et l’embrasser.
Ma mère le gronda quelque peu puis nous emmena au marché alors
que mon frère, en caleçon, nous suivait à califourchon sur
son ânon. Nous arrivâmes au marché de Nabatiyeh. Cette fois-ci,
je ne pensais pas à la viande, mais aux bracelets colorés
en cire et aux mouchoirs Aviateur qui se terminaient par des
fils en couleurs ciselés en forme de pattes d’oiseau. Nous
recherchâmes partout mon père. Un homme tenant un chapelet
se prit de pitié pour nous et informa ma mère que mon père
avait pris la fuite après l’avoir aperçue de loin. A la vitesse
d’un éclair. Tel un grain de sel qui fond. Et ma mère de marmonner
: J’espère qu’il fondra comme il fond actuellement dans ma
bouche.
C’était
mon tour de monter sur le dos de l’ânon. Mon frère tenait
la main de ma mère alors que nous revenions, chez nous, sans
avoir rien acheté. Ma mère répondait à tous ceux qui lui demandaient
si elle avait réussi à forcer mon père à payer ses charges
: Que Dieu s’en charge ! Ouf, cheikh, son cœur est de pierre.
Je vais le compter pour mort et m’en remettre à Dieu !
Les
nouvelles circulaient sur nos visites très tôt, au champ tous
les matins, semblables au soleil qui était toujours à l’heure,
pour réquisitionner la terre et nous nourrir du blé éparpillé
qu’on délaissait pour les oiseaux. Les nouvelles circulaient
également sur la rareté de nos visites au marché si ce n’était
à cause de mes sanglots, de temps à autre, pour acheter un
peu de mélasse que je léchais entièrement de l’assiette en
aluminium sur la route du retour.
Durant
cette nuit, étendue sur la couchette, je me demandai : Est-
ce que les vaches s’étaient aperçues de la présence de l’ânon
à leurs côtés ? Je tenais les oreilles du chien qui avait
suivi mon frère depuis un moment et qui se couchait à ses
côtés sous l’édredon malgré le refus au début, de ma mère.
Je me mis alors à fredonner une chansonnette qui m’était venue
à l’esprit lorsque j’avais trouvé le champ vide, sans blé
:
Ne
te réjouis pas épi aux longs cheveux
Demain,
la faucille se trémoussera et t’éventera
Elle
coupera tes longs cheveux
Et
mettra fin à tes chansons.
Ma
mère travaillait dans les grandes fermes à la cueillette des
oranges et des citrons. Elle m’emmenait avec elle tandis que
les voisins gardaient mon frère. On passait à travers champs,
coupant les grandes allées pour prendre la route des vallées.
Combien de fois ne m’étais-je pas arrêtée, morte de fatigue
à cause des douleurs de mes pieds, pour aussitôt suivre à
nouveau ma mère. Dès que nous arrivions à la ferme, ma mère
cherchait un endroit ombragé sous un arbre, nettoyait le sol
des petites bêtes et de toute humidité puis posait un sac
en jute sur lequel je m’asseyais. A chaque fois qu’elle terminait
la cueillette des arbres qui m’entouraient, elle me changeait
de place. Je ne sais pas comment le temps passait alors que
je chantais, mangeais des oranges, m’allongeais et tuais les
fourmis avec un petit bâton, fuyais les guêpes, écoutais les
chansons et le bruissement des branches. Toutefois, le samedi
était ma journée préférée. Ma mère m’emmenait après son travail
au fleuve de Litani où nous nous baignions. Nous longions
les monts, les collines et les vallées jusqu’au moment où
nous apercevions le fleuve entre la route tortueuse cernée
de rochers et de rares arbres.
Elle
m’emmenait vers les lauriers semblables à une maisonnette
de branches. Je me précipitais vers le fleuve et me tenais
debout entre les rochers. Ma mère recherchait une pierre de
granit pour me frotter le corps, comme à son habitude, puis
me prenait par la main et m’emmenait à un endroit où l’eau
nous arrivait aux genoux. Nous relevions nos robes et je m’apercevais
de la blancheur de ma peau par rapport aux cailloux et à la
couleur des arbres. Ma mère éprouvait une immense crainte
de me voir buter contre un rocher ou d’être emportée par l’eau.
Sa peur me gagnait et je ne m’en débarrassais que lorsqu’elle
souriait. Je ne l’avais pas souvent vue sourire ni entendue
souvent rire. Elle se frottait le corps avec la pierre à travers
l’ouverture de sa robe et à mon grand étonnement, elle chantait
:
ô
tendre, ô tendre,
chante
avec moi pour me tenir compagnie,
Elle
se réveillait en sursaut et s’écriait
Suis-je
folle ou ai-je perdu mes esprits ?
Elle
me versait de l’eau avec les mains sur le corps et les cheveux,
en demandant à Dieu et au prophète de me protéger. Elle versait
également de l’eau sur son corps et souriait. Et le fantôme
omniprésent de mon père s’éloignait. Ensuite nous quittions
l’eau et longions la rive du fleuve en cueillant la citronnelle
sauvage que nous mangions avec du pain et du sel. Nous la
mangions gloutonnement alors que ma mère, à nouveau, bénissait
et remerciait Dieu …
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