Un parcours sinueux fait de doutes et de remises en cause mais
forgé autour d’une idée maîtresse : la liberté. C’est le père
William Sidhom,
de la Compagnie de Jésus, qui met en pratique dans la
société arabe la théologie de la libération née en Amérique
latine.
Un Jésuite hors du commun
William est né dans le village de Garagos connu pour le
remarquable artisanat qu’il produit, à presque 900 km au sud
du Caire et presqu’une demi-heure de Louqsor. Il est l’aîné de
3 frères et 4 sœurs. « Même dans la répartition du nombre de
frères et de sœurs, Dieu était juste ». Une remarque, pour
commencer, qui ne peut que dévoiler sa croyance et sa
conviction infinies dans la justice et la bonté de Dieu,
malgré les injustices commises par les hommes que le monde
rencontre tous les jours.
A l’âge de 7-8 ans, alors qu’il courait dans les minuscules
terres de sa famille rentrant chez lui ou allant à l’école, il
croisait souvent les curés de son village : le prêtre
orthodoxe avec sa soutane noire ressemblant à une djellaba de
paysan et son gros turban sur la tête, et les Pères Jésuites,
catholiques bien sûr, qui animaient l’école, le dispensaire et
le centre de jeunesse du village, et qui se présentaient en
short de safari avec des cheveux ébouriffés. « Il y avait 3
Jésuites à Garagos à cette époque-là et tous, nous voulions
les imiter. Moi, je les imitais à la maison : je portais les
couvre-lits sur mes épaules et je donnais la bénédiction au
peuple, composé de mes frères, sœurs et cousins, en langue
copte. On jouait comme ça ».
Or, à l’âge de 12-13 ans, il part au Caire rejoindre le grand
séminaire des coptes catholiques dans le calme quartier de
Maadi. « Pourquoi ? Parce que je voulais imiter les Jésuites
et devenir un ange comme eux. Je me rappelle que les 3
prêtres, Ackerman, De Fenouille et De Montgolfier, étaient
tous spécialisés dans les rituels coptes. Ils pouvaient dire
la messe à la copte pendant 4 heures d’affilée. De Fenouille,
lui, nous enseignait comment respecter chaque symbole et
chaque mouvement liturgique. Il a même écrit un livre sur les
rituels de la liturgie copte et nous a amené un diacre copte
du village voisin de Hagaza, qui était atteint de cécité, pour
nous obliger à étudier par cœur des paragraphes entiers de la
messe en langue copte ». Voilà que William Sidhom grandit sans
accumuler des complexes de catholique, orthodoxe ou musulman.
Ces gens-là lui faisaient croire qu’ils sont plus orthodoxes
que les orthodoxes. Un jour, père De Montgolfier lui dit : «
Tu ne voudrais pas servir Dieu ? ». Cette question le laissa
stupéfait. « Moi, prêtre à 12 ans ? ».
La vision des Jésuites consistait à transformer son village
natal en village pilote. Ils y ont introduit l’eau potable et
l’électricité, modernisé l’irrigation et l’artisanat. Ils ont
eu recours à tous les experts qu’ils connaissaient : Hassan
Fathi pour les constructions, l’ancien ministre de la Culture
Sarwat Okacha, le journaliste Ahmad Ragab et beaucoup
d’autres. Or, les Jésuites étaient aussi des étrangers et la
période nassérienne battait son plein. Lui prêtre ? « J’avais
peur ». Sa famille était croyante et pratiquante et tous
allaient à la messe le dimanche. Les Jésuites voyaient cela.
Ils venaient même chaque année, accompagnés par les bonnes
sœurs, manger un repas de fête chez eux. Ils étaient invités
et on leur demandait d’apporter chacun son couvert pour être
sûr que le repas sera servi dans un plat propre.
D’une part, William était heureux d’aller dans la grande ville
qu’est Le Caire, et d’autre part, il était encore très jeune.
Il voulait voir Dieu. « Est-ce qu’Il ressemble vraiment à
cette minuscule représentation de Michel-Ange accrochée sur le
mur de notre maison ? Puis, je me suis dit c’est bon. Je vais
devenir prêtre pour le voir. Tous les éléments de mon choix
étaient présents : les Jésuites, l’éducation religieuse, la
représentation de Dieu ».
Il va au séminaire des coptes catholiques à Maadi parce que
les Jésuites ne recevaient pas d’enfants ... Or, les Jésuites
eux-mêmes dirigeaient le séminaire. Donc, le jeune William
n’était pas très loin d’eux ! En 1re préparatoire, il commence
à aimer la lecture, et montre beaucoup de zèle dans les
études. Il devient le premier ou le deuxième de sa classe,
mais échoue toujours en mathématiques. Au cycle secondaire, il
apprend à faire les 400 coups avec ses collègues cairotes :
lorsque la visite du docteur ou le check-up à l’hôpital se
prolongeait d’environ 3 heures, les jeunes séminaristes
étaient au cinéma !
C’est ensuite quand il grandit qu’il comprend que les
mathématiques étaient en étroite relation avec la philosophie
et la logique qu’il ira étudier à l’Université du Caire à
partir de 1967. « J’en avais marre du séminaire, de la vie et
de tout. Mais je voudrais, à tout prix, aller à l’université.
Je suis les études à temps partiel parce que j’avais 10 autres
matières au séminaire, en plus des matières de la fac. Je ne
pouvais pas m’y rendre tous les jours ». A ce moment-là, il
lit beaucoup de philosophie et de politique et trouve que les
écritures de Karl Marx lui conviennent et qu’elles expriment
parfaitement ce qu’il ressent. Hegel, Kant et les autres
répondaient eux aussi à ses aspirations. « J’ai perdu ma foi
en plein cœur de l’Eglise ». William Sidhom se révolte contre
beaucoup de choses, mais sa rébellion est celle d’un
gentilhomme digne et respectable de la Haute-Egypte qui ne
blesse personne. Il lit des critiques sur la Bible et devient
complètement incroyant. Il ne dormait plus. Il sentait qu’il
était responsable non seulement de lui-même, mais de la
création entière. Il se rappelle du P. Masson qui le rassurait
dans son traumatisme : « Cet état te sera bénéfique. Tu le
verras plus tard ».
Pour notre jeune séminariste, Marx avait raison, il existe une
lutte entre les différentes classes sociales et entre les
riches et les pauvres. Et la foi était un grand mensonge qu’il
ne pouvait supporter. Dans cette conjoncture, il décide alors
de quitter le séminaire, dès la fin de sa première année
universitaire. Il doit maintenant chercher du travail pour
subvenir à ses besoins. Il opte pour le domaine de
l’éducation. On l’embauche au Collège de la Sainte Famille en
tant que surveillant moyennant un modeste salaire de 3 L.E.,
avec l’avantage d’être logé et nourri. « Je travaillais dans
des conditions bizarres et contradictoires, au sein d’une
classe sociale que je commençais à refuser ». Il est rebelle
certes, mais cherche toujours la vérité : trouver de quoi
démontrer l’existence de Dieu. William doit beaucoup au P.
Martin qui le place à nouveau sur le droit chemin. « Pour
trouver Dieu, il ne suffit pas de lire des livres. Tu dois
rencontrer des gens et porter avec eux un souci commun », lui
dit-il. Il lui conseille de travailler avec les scouts et les
jeunes du collège et du quartier. William le fait volontiers
et merveilleusement bien mais, de temps en temps, il s’amuse à
taquiner les membres de la nouvelle communauté de jeunes
Jésuites qui vient de se constituer, surtout au moment de leur
prière ou à la messe … « A ma grande surprise, ces Jésuites me
supportaient et m’aimaient tel que j’étais ».
Mais Kant dit aussi qu’il est impossible de démontrer
scientifiquement l’existence de Dieu. Cependant, par
expérience spirituelle, ça l’est. « Ils ressentent sûrement
quelque chose ces jeunes-là qui me supportent malgré les tours
que je leur fais ». P. Martin avait peut-être raison. William
serait-il un peu rassuré ?
Notre séminariste lit les journaux. C’est la période de l’après-défaite
à la fin des années 1960. Rien n’allait dans le pays, « et
rien n’allait plus aussi chez moi ». William voyait qu’à
l’étranger, il y avait de ceux qui n’aimaient pas l’Egypte, et
qu’aussi à l’intérieur, il y en avait des similaires. «
Pourtant, j’aimais beaucoup Gamal Abdel-Nasser ». C’est de
cette manière que son intérêt à la politique commence.
Un autre centre d’intérêt le passionne : le mouvement de
Asdéqaa al-rif (amis de la campagne). Il devient membre de ce
groupe de jeunes volontaires qui offraient des possibilités
aux jeunes de la Haute-Egypte de passer des vacances au bord
de la mer ou leur permettaient de pratiquer des loisirs ou des
activités culturelles. Aujourd’hui, William est en très bonne
relation avec Dieu, peu importe les rituels de la religion.
« J’avais une décision à prendre. Soit me marier, soit entrer
dans la vie religieuse. Je fus nommé professeur de philosophie
dans une école secondaire de Bagour dans le Delta, mais le
directeur de l’école a refusé de me recevoir parce que je
portais un jean et j’avais les cheveux longs et ébouriffés ».
William participe ensuite à plusieurs retraites de Jésuites,
puis prend, enfin, la ferme résolution d’entrer dans la
Compagnie de Jésus. « Je ne me voyais pas vivant en tant que
père de famille. Je voulais m’offrir à plus de monde ».
Ainsi, en 1972, il était le premier Saïdi à devenir Jésuite.
Vivre à Paris pendant 4 ans lui a permis de s’ouvrir sur la
communauté arabe de la ville-lumière. Il a également essayé de
conserver son identité : « Je me posais des questions sur mes
engagements religieux et politiques. Qui suis-je en réalité ?
Egyptien, Arabe, Méditerranéen, marxiste, catholique, membre
de l’Eglise universelle et Jésuite ». Or, les Jésuites
visitent Israël et, lui, il avait des positions contre.
Le séjour parisien s’enrichit au fur et à mesure. Et la
participation aux manifestations à Paris augmente elle aussi.
« Mes supérieurs m’autorisent à faire de la politique comme je
veux, mais sans pourtant adhérer à un parti précis ». Et au
32e congrès de la Compagnie de Jésus, William fait la
connaissance de Jésuites venant d’Amérique latine qui
prônaient la théologie de la libération et que lui surnommait
théologie de la vie. C’est alors qu’il découvre qu’il est
Jésuite à 100 %. Il devient partisan de la non violence et
refuse la peine de mort exercée contre les criminels.
Il termine sa maîtrise sur Averroès, rentre au Caire en 1978
et vit dans la banlieue de Matariya avec les pauvres. Il
poursuit ses activités au sein de la scène politique
égyptienne et entame une étude sur la conception de la terre
dans l’Ancien Testament, qui démontre qu’Israël n’a aucun
droit historique en Palestine. Il ne prône pas du tout de
faire disparaître le peuple israélien. Il voudrait juste créer
un Etat démocratique dans lequel juifs et musulmans vivraient
dans la paix et l’égalité. « Notre père Abraham n’a jamais
confisqué une terre qui ne lui appartenait pas. Il est allé
même jusqu’à acheter sa propre tombe ». Il refuse donc la
visite de Sadate à Jérusalem et accomplit son service
militaire. Il est temps maintenant de repenser la vocation
religieuse.
En guise d’obéissance à ses supérieurs, William se voit
ensuite envoyé travailler à l’Association de la Haute-Egypte,
pour l’obliger à rompre avec ses opinions politiques, puis au
Liban, pendant sa douloureuse guerre civile. Séjour qui le
marque énormément. Et voilà la grosse surprise : alors qu’il
est de gauche à 100 %, il voit la gauche libanaise
s’entretenir et s’allier avec les Israéliens, puis avec les
Phalangistes, puis avec ceux-ci et ceux-là. Il ne comprenait
plus rien. « J’ai compris que dans la souffrance, il ne
restait qu’à faire des concessions. Je n’ai pas lâché la
gauche en tant qu’idéologie, mais j’ai commencé par voir les
choses autrement ». Il prend du recul et repense sa tendance
politique, puisque partout où la gauche règne, il y a un
problème de liberté. La vie n’est plus pour lui en blanc ou
noir. Il se relit et se repense sans pourtant exclure la
théologie de la libération, à laquelle il s’attache de plus en
plus. Ordonné en 1984, il passe trois ans à Minya, puis fait
le grand tournant vers Le Caire, où il se consacre dans les
activités socio-religieuses de son collège.
Aujourd’hui, le nouveau défi de William n’est plus de sortir
manifester avec le mouvement Kéfaya. Il s’agit maintenant de
savoir toucher les 98 % de la population, chrétiens et
musulmans, qui ne peut rien faire dans les circonstances
politiques actuelles, et de lui permettre de s’exprimer par
les moyens de l’art et de la culture. Et eux, à leur tour,
feront leur mouvement vers la politique, d’une manière simple
et normale. C’était d’ailleurs la raison principale de la
création de l’association culturelle Al-Nahda , dans le
quartier populaire de Faggala, en 1998.
« Communier avec le peuple et lui présenter une parole de
vérité toute naturelle, en plus d’une prise de conscience des
défis de la société et de ses problèmes sont les règles d’or
que chacun de ceux qui ont pour mission de sensibiliser doit
mettre en pratique ». C’est dans ce cadre que le Père Sidhom
assume sa mission de guide socio-spirituel du Grand Collège de
la Sainte-Famille, tout en préparant son dernier livre, La
Théologie de libération en Palestine.
Loula
Lahham