Nous
les avons croisées dans un hypermarché de la ville nouvelle du 6
Octobre. Ayant terminé leurs courses, elles étaient à la
recherche d’une table pour déjeuner. Facilement identifiables
par leur accent, elles nous livrent tout ce qu’elles ont sur le
cœur, au premier abord. Ces deux femmes, la cinquantaine, ont
quitté l’Iraq il y a un mois accompagnées de leurs enfants.
Arrivées au Caire, elles sont en train de recommencer leur vie à
zéro. « Nous ne connaissons personne ici. Nous sommes
complètement paumées. Nous passons d’un bureau à l’autre, pour
tenter d’obtenir une résidence, inscrire nos enfants dans les
universités, chercher du travail pour les plus âgés. On a
réellement l’impression de tourner en rond », explique Oum Gaber.
Elle est arrivée en Egypte avec un visa de touriste lui
permettant de séjourner six mois dans le pays. Passé ce délai,
cette femme est censée renouveler sa résidence. Ce qui n’est pas
évident, puisque sa famille ne répond pas aux critères exigés
par le service de l’immigration. « Pour obtenir une résidence de
longue durée, il faut avoir un compte bancaire de 50 000 dollars
ou un appartement de la même valeur avec acte notarié et
présenter tous les certificats qui prouvent que nos enfants sont
scolarisés ou inscrits à l’université. Nous pensions que notre
drame allait prendre fin en fuyant la guerre, mais il semble que
nos problèmes ne font que commencer. L’Iraq a toujours accueilli
à bras ouverts tous les Egyptiens qui y ont séjourné, n’est-il
pas temps que l’Egypte fasse de même avec nous en cette période
difficile ? », s’interroge Oum Gaber.
Le nombre des Iraquiens résidents en Egypte
est estimé à 500 mille selon les chiffres officiels de
l’ambassade d’Iraq au Caire où l’on affirme également que depuis
2003 environ un million ont obtenu des visas de séjour
touristique. .
L’immigration des Iraqiens vers l’Egypte ne
date pas d’hier. Au cours des années 1990, l’élite iraqienne a
fui le pays à cause du régime de Saddam Hussein. Ces personnes
cultivées, possédant un niveau d’éducation élevé et des
qualifications professionnelles, étaient opprimées dans leur
pays. Ingénieurs, médecins, professeurs à l’université,
écrivains, peintres, pilotes, experts en informatique, cinéastes
ont dû donc quitter l’Iraq à la recherche d’un monde meilleur.
Après le déclenchement de la guerre en Iraq
en 2003, la situation s’est encore plus aggravée. Et immigrer
est devenu la seule issue pour tous les Iraqiens, tous âges et
classes sociales confondus.
Arrivés en Egypte, ils tentent tous de
régulariser leur situation. Cert ains réussissent à s’installer
sans difficultés grâce à leurs moyens car ils répondent aux
conditions exigées et mènent donc un train de vie stable.
D’autres frappent à toutes les portes, usant de toutes les
astuces pour pouvoir rester.
En effet, sans la résidence, les familles
iraqiennes présentes en Egypte n’ont accès à rien. Les maris et
les jeunes enfants ne peuvent exercer aucun métier, puisqu’ils
n’ont pas de permis de travail. Et, rares sont les entreprises
qui acceptent de les recruter au noir. Et pour ceux qui arrivent
à obtenir la résidence, ils doivent payer des sommes
exorbitantes pour inscrire leurs enfants dans des écoles ou
universités.
Voir l’avenir ailleurs
Résultat
: une situation d’instabilité et d’incertitude. Ce qui a le plus
aggravé la situation, c’est que la plupart de ces familles ont
tout laissé derrière elles en Iraq et n’ont donc aucune
ressource. Farah est une jeune Iraqienne mariée depuis quelques
mois seulement. Elle nous parle de son appartement à Bagdad avec
nostalgie. « J’ai aménagé chaque coin avec passion. Malgré la
guerre, je me disais que mon avenir et celui de mes enfants
devaient être dans notre pays natal et que le cauchemar de la
guerre ne sera qu’un mauvais souvenir. Je trouvais odieux le
fait de quitter mon pays à une période aussi critique. J’avais
toujours en tête que l’Iraq aurait besoin de nous après la
guerre pour sa reconstruction », dit la jeune femme. Un espoir
qui s’est envolé le jour où la jeune Farah a perdu toute sa
famille lors d’un bombardement. A ce moment-là, Farah réalisa
que l’avenir était ailleurs.
« Je n’ai pas osé vendre mon appartement.
J’ai laissé ma maison et tous mes biens et j’ai fui avec
seulement une petite valise contenant tous nos papiers »,
raconte-t-elle avec amertume.
Arrivée au Caire avec son mari, tout leur
paraît flou. Lui, qui travaille comme professeur de musique dans
une école primaire, ne sait quoi faire dans un pays qu’il
connaît à peine. « Nous n’avons pas de capital sur lequel nous
pouvons compter ou avec lequel nous pouvons monter un projet.
Nous subsistons grâce aux aides mensuelles que nous recevons de
ma famille, toujours installée en Iraq », confie le mari. Ce
dernier a tout de même appris qu’il avait droit à deux ans de
résidence s’il poursuivait ses études de musique au Caire. Il a
donc présenté ses papiers à l’Institut de musique pour étudier
le oud. Deux ans d’études qui vont coûter 900 dollars à ce jeune
Iraqien. Une somme qu’il considère modeste puisqu’elle va lui
permettre de passer encore deux années, à l’abri de la mort.
Réseau de solidarité
Dans
la ville du 6 Octobre, un grand rassemblement de familles
iraqiennes s’est formé. Ici, les prix abordables des logements
les ont encouragés à acheter ou louer des appartements. Ils se
connaissent tous, échangent des nouvelles, et créent des réseaux
de solidarité et d’entraide. Il suffit qu’une famille iraqienne
arrive pour que les compatriotes la prennent en charge.
Nourriture, visites, conseils, et même aide financière en
attendant qu’elle s’adapte à la nouvelle situation. Khaïriya, la
quarantaine, est cinéaste. Elle est parmi ceux qui ont quitté
l’Iraq ces derniers mois pour s’installer en Egypte. Elle se
considère plus ou moins chanceuse, puisqu’elle a eu les moyens
de s’offrir un appartement et une petite voiture. Ses nombreux
voyages en Egypte lui ont permis de tisser des liens d’amitié
avec des Egyptiens bien placés. Aujourd’hui, son cercle de
connaissance est son seul atout. Elle en profite pour aider les
jeunes Iraqiens qui arrivent en Egypte et ont besoin d’être pris
en charge. Cette femme militante n’a jamais pensé quitter un
jour son pays natal. « Quatre jours avant de partir d’Iraq, j’ai
appris que mon nom figurait parmi la liste de personnes menacées
de mort par les groupes terroristes. Cette liste regroupe tous
les intellectuels et artistes iraqiens. Je n’étais pas prête à
payer de ma vie, prix de l’ignorance de ces criminels. Je
voulais une mort plus décente, plus digne et non pas une mort
cruelle et sans aucun sens », explique Khaïriya. Ses derniers
jours passés en Iraq sont restés gravés dans sa mémoire. « Si je
suis restée quatre jours supplémentaires, c’est bien à cause de
ma fille qui devait passer son examen final pour obtenir son
diplôme d’ingénieur en informatique. Ce fut une course contre la
montre. Je vivais dans un état d’hystérie et craignais de perdre
un être cher. J’appelais des dizaines de fois ma fille sur son
portable pour m’assurer qu’elle était arrivée saine et sauve à
l’université. Ma vie était un enchaînement de moments d’angoisse
et de peur. Nos saluts quotidiens n’étaient plus un simple
bonjour ou bonsoir mais on se souhaitait plutôt un bon retour.
Comment pouvoir continuer à vivre dans un pays où l’on assassine
des jeunes, des enfants, l’avenir ? », confie-t-elle. Face à une
telle terreur, elle ne pouvait que partir en quête d’une vie
plus sûre, plus sereine. Refusant de baisser les bras, elle
tente, à l’aide de sa caméra, de lutter contre cette injustice
dont est victime son pays. Avant de partir, elle a tourné dans
les rues de Bagdad captant avec sa caméra toutes les scènes
d’humiliation que subissent quotidiennement les citoyens
iraqiens. Et elle saisit toute opportunité pour montrer ces
images. En Egypte, elle n’a pas oublié sa cause. Elle prépare un
documentaire sur les Iraqiens en exil. Sa cest celle de tous les
Iraqiens qui considèrent que leur séjour en dehors de l’Iraq
n’est que temporaire, une période transitoire qui prendra fin un
jour ou l’autre. « Je suis convaincue que dans un ou deux ans,
la vie en Iraq reprendra son cours normal et que j’y retournerai
pour marier mes filles », dit Oum Racha d’un ton empreint
d’optimisme. Son patriotisme l’empêche d’envisager des projets
en dehors de son pays natal. Elle a tout fait pour que son
séjour en Egypte ne soit pas définitif. Elle a refusé d’inscrire
ses trois filles à l’université égyptienne et a déposé une
demande pour reporter d’un an leur examen à l’université
iraqienne. Son mari qui travaille dans une société de
construction a refusé de quitter l’Iraq. Il leur rend visite
tous les deux mois. Dans l’appartement qu’elle a loué à
Mohandessine, tout a été conçu pour qu’elle ne se sente pas
dépaysée. Elle accueille quotidiennement ses amies iraqiennes,
prépare des plats traditionnels, suit les nouvelles de son pays
sur les chaînes satellites et entame des discussions sur un
sujet qui lui tient à cœur, sa patrie. Quant à ses filles, elles
voient les choses différemment. Pour elles, le retour en Iraq
c’est un retour à la terreur. Pour la jeune génération, l’Iraq
c’est le pays qui les a vues naître et auquel elles
s’identifient, mais n’ont aucune intention d’y passer le reste
de leur vie.
Amira Doss