D’où
vient le mélange de modestie, de sympathie et de respect
de l’autre perçu dans le comportement d’Iglal, dame menue
mais élancée comme une fleur de lotus ? « J’appartiens
à une famille où le respect de l’autre et la politesse
sont considérés non seulement comme un usage décent, mais
aussi comme une conquête ». Née dans une famille de grands
propriétaires terriens, elle garde le souvenir de la chaleur
des relations et du respect de l’autre quels que soient
son origine, son sexe, sa religion ou ses appartenances
sociales et politiques. Son père, amateur de musique,
l’initie à savourer les arts. « Cultivant une passion
pour la musique et les arts en général, j’ai gardé une
sorte de mémoire parallèle des sensations fortes. C’est
cela l’émerveillement qui me détache des soucis et des
pressions de la vie ». De la famille maternelle, elle
retient le goût de la politique et de la gestion des enjeux
nationaux. Petite fille au regard attentif, elle ne cachait
pas sa curiosité tenace vis-à-vis de la conduite affable
de son oncle maternel, ambassadeur, et sa lucidité par
rapport aux affaires politiques. « C’est cette lucidité
que je recherche dans toute ma vie ».
Elle passe
son enfance à goûter à l’élégance des œuvres des grands
écrivains tels Taha Hussein, Abbass Al-Aqqad et Naguib
Mahfouz. Elle s’installe corrélativement au piano, joue
du violon, lit des poèmes et prépare son entrée à la faculté
des sciences politiques, férue de cette matière et complice
de son oncle diplomate. Elle se sent privilégiée dès l’entrée
en fac, parce que des professeurs émérites tels Boutros
Boutros-Ghali, qui fut par la suite secrétaire général
des Nations-Unies, Réfaat Al-Mahgoub et Saïd Al-Naggar
lui dispensent des cours. Mais voilà que le mariage et
la vie de famille l’attendent. Son mari, Helmi Nammar,
professeur d’économie, l’aide tout de même à poursuivre
et achever ses études avec brio. Cependant, au lieu d’entamer
aussitôt ses études supérieures, elle préfère se consacrer
à l’intime, et la naissance de ses enfants prolonge son
goût pour l’organisation de son univers personnel, uniquement
axé sur l’éducation de ses enfants et l’attention dont
bénéficie son mari. Ce n’est qu’à l’âge de scolarité de
ses petits qu’elle se libère de cet espace privé pour
se livrer à ses recherches. Sa vie n’est plus possible
qu’au prix de la conciliation des recherches et de l’optique
privée.
C’est alors
qu’Abdel-Malek Auda l’initie aux recherches sur l’Afrique,
un terrain vierge et important qui lui ouvre des univers,
des espaces et des possibles. Elle s’y fond et passe maître
en la composition de liens entre nœuds et méandres, conditions
ethniques, sociologiques et éléments politiques et historiques
savamment orchestrés. En même temps, elle occupe le poste
de maître-assistant à l’Institut des études et recherches
africaines. Elle procède dans ses recherches par méditations
sur l’Afrique, finit par cerner un lieu, le Sénégal, pays-phare
sur le plan culturel en Afrique de l’Ouest. Pour sa thèse
doctorale, elle choisit d’étudier les forces politiques
de ce pays, consciente de l’apport particulier de Léopold
Senghor dans la constitution de la République et l’établissement
de la base de la démocratie. Premier président chrétien
d’une entité islamique africaine, il a su par son charisme
faire appel à l’union nationale qui a eu lieu sous son
égide. Aujourd’hui, Iglal est l’auteure de recherches
de grande culture politique qui ne s’adressent pas uniquement
à l’Afrique, mais visent aussi à élucider le rôle que
peut et doit jouer l’Egypte dans le continent noir. «
Le dossier africain constitue en réalité un instrument
de premier plan pour la présence de l’Egypte dans le monde.
Ceux qui se sont installés aux commandes des Etats africains
étaient des révolutionnaires que Nasser a aidés et soutenus
moralement et matériellement. Mais les régimes égyptiens
suivants ont manqué de participer à la construction africaine,
pendant près d’un demi-siècle. En dépit des tentatives
épisodiques de rapprochement », déclare Iglal. Et d’ajouter
: « Aujourd’hui, il n’y a même pas un ministère ou un
organisme chargé de la coopération avec l’Afrique. L’absence
d’actions communes ne reflète-t-elle pas la faiblesse
de la politique africaine de l’Egypte ? ». Du temps où
Boutros-Ghali était ministre des Affaires étrangères,
les relations égypto-africaines avaient connu un regain
d’intérêt. L’homme fut connu pour son ingéniosité diplomatique
et ses relations soutenues avec les leaders africains.
Amr Moussa, dans son sillage, a essayé de donner du ressort
au dossier africain. Mais leurs successeurs l’ont laissé
lettre morte. Iglal tend à la diplomatie égyptienne un
miroir qui ne masque rien. « Que ferons-nous pour l’avenir
en Afrique ? L’Egypte est mieux accueillie et plus appréciée
par les Africains que par les Arabes. L’Afrique est une
étendue naturelle du territoire de l’Egypte et une arrière-garde
stratégique et sécuritaire à consolider sur les plans
culturel, économique et militaire. L’Egypte doit concevoir
une stratégie à long terme pour renforcer les actions
communes et les réseaux de partenariat avec les Etats
africains », elle permet ainsi de lire en creux l’étendue
des progrès à accomplir. Son œuvre retrace trente ans
d’écriture sur les relations égypto-africaines, qui les
renouvelle, les émancipe, les tord en liberté, en interroge
le statut.
Elle a occupé
le poste de chef de la section des sciences politiques
à la faculté d’économie et de sciences po de l’Université
du Caire et planche énergiquement sur le dossier du Soudan,
depuis une dizaine d’années. Une part de passion s’est
déclenchée autour du sujet : le Soudan est un pays important
pour l’Egypte et sa dégradation affecte celle-ci. L’arrivée
du Front du salut au pouvoir au Soudan après un putsch
militaire renvoie à un problème de société plus vaste.
Depuis, les crises éclatent d’un bout à l’autre du pays,
les rébellions s’enchaînent et l’émigration vers l’Egypte
devient massive. Très sensible à l’Histoire, Iglal fait
remonter à la surface des contentieux qui datent de l’époque
de la pré-indépendance. La population soudanaise a besoin
d’en finir avec des régimes autocratiques qui se succèdent
et monopolisent le pouvoir et les richesses du pays, portés
moins à l’ouverture démocratique qu’au repli sur soi et
aux aventures terrorisantes. Exploratrice inspirée et
savante des composantes de l’identité politique, Iglal
en expose la face la moins brillante qui fonde le leadership
politique du Soudan. « La rigidité du système résulte
non de crispations passagères consécutives au conflit
entre anarchistes et rebelles séparatistes et pouvoir
central, mais d’une pathologie inhérente à la culture
politique soudanaise, occultée, contrôlée, et qui refait
surface en temps de crise aiguë : la marginalisation de
la périphérie par rapport au centre qui gouverne ». Iglal
détecte que la religiosité du système présent au Soudan
dérape vers l’intolérance sectaire et l’irrationnel. La
conviction d’incarner le bien rend l’échec insupportable
pour le régime soudanais : il ne peut avoir que des causes
extérieures. Il appelle la revanche, le châtiment des
rebelles porteurs de valeurs décadentes, manipulés par
des puissances impérialistes étrangères. D’où les massacres
et les répressions, ferments de dissidences et d’implosions
du pays.
Iglal s’embarque
dans le décryptage de ce phénomène qui a pris de l’ampleur
en se rendant plusieurs fois au Soudan et en rencontrant
partout les émigrés soudanais en Egypte, pauvres soumis
aux affres de l’existence, ou intellectuels avides d’échanges
sociaux, à la recherche d’équilibre politique. Elle pense
que l’Egypte aurait dû gérer ce monde en crise, ballotté
par le hasard, indécis, déboussolé, le détacher du néant
au lieu de laisser grandir les rangs de loosers, trop
occupés pour trouver un sens à la crise, dans un sentiment
de vanité. Iglal s’attache à déjouer les amalgames et
à dégager la dimension proprement historique du débat
compromipar une fièvre contextuelle dans la région du
Darfour, qui varie sans jamais s’éteindre. « Je pronostique
l’extension de la crise du Darfour si l’Etat soudanais
ne fédère pas tous les acteurs du champ politique du Nord
au Sud et de l’Est à l’Ouest, créant un espace de libre
expression, inscrit dans l’effort d’établir une tradition
démocratique. Véritable défi qui sera une victoire »,
souligne Iglal. Et d’ajouter : « L’Egypte ne doit pas
déployer des tentatives pour faire éviter boycott et sanctions
internationales au Soudan. Son rôle consiste à réussir
la large mobilisation qui fera de la rencontre de tous
les acteurs politiques soudanais sur son territoire un
impératif de réconciliation nationale. Le régime soudanais
doit affronter la polémique et animer le débat sur le
multipartisme et la répartition et l’alternance des pouvoirs.
Ainsi, l’heure des tabous sera passée pour l’histoire
soudanaise ».
Convaincue
de l’importance de l’enjeu soudanais pour l’Egypte et
déterminée à communiquer ses idées et les résultats de
ses recherches aux milieux dirigeants, Iglal bataille
au sein du parti libéral du Wafd pour défendre le dossier
soudanais. Elle prodigue également conseils et aides aux
ressortissants soudanais de toutes les couches et tendances
politiques, organise des séminaires et des rencontres
entre Egyptiens et Soudanais pour favoriser leurs échanges
et leur solidarité. Comme elle anime un club populaire
égypto-soudanais sous le patronage d’une ONG.
Attirée par
la pensée libérale, cette érudite ne renonce en rien à
ses exigences politiques et sociales. Elle ramène ses
convictions à deux grandes idées : démocratie et pluralisme.
L’amendement du système d’élection du président de la
République est important à ses yeux, mais l’enjeu de la
démocratie implique la mise en place d’un multipartisme
dynamique et influent. « Les partis traversent une mauvaise
passe. Affaiblis par une série de difficultés : atomisation,
mise à distance du politique par le parti national unique
au pouvoir, fermeture sur soi, ils semblent bien impuissants
à produire une critique du pouvoir et lui dire la vérité
au nom du peuple. Seuls des projets et une stratégie collectifs
versant dans l’intérêt de la nation, qui rassembleraient
les acteurs sociopolitiques en nouant des alliances avec
les médias et tous ceux soucieux de compréhension, permettront
aux partis de retrouver un rôle à la mesure des enjeux
contemporains ». Ainsi, l’univers de ce professeur cultivée,
fine connaisseuse de la politique et de la nature humaine,
n’est pas triste. Elle donne un ton et une coloration
civiques et humains à ses idées, maintenant l’intérêt
au fil de ses phrases bien orchestrées. |