C’est
vendredi, heure de la prière. Les rues d’Arich, capitale du
Nord-Sinaï, sont désertes. Seuls quelques fidèles y hâtent le
pas pour se rendre vers la grande mosquée Al-Réfaï, située au
centre-ville. La tête baissée, les yeux hagards, chacun marche
en solitaire et évite de regarder à droite ou à gauche. A l’intérieur
de la mosquée, on assiste à une scène tout à fait inhabituelle.
Le nombre des femmes dépasse largement celui des hommes. Vêtues
de noir, et portant toutes le niqab, elles assistent au prêche,
font la prière et sortent sans s’adresser la parole. Leurs yeux
reflètent une angoisse profonde.
En général, dans
cette localité, les femmes ne prient que chez elles. Mais les
choses ont changé depuis l’attentat du 7 octobre 2004 à Taba,
qui a provoqué la mort de 34 personnes dont le kamikaze Iyad
Saleh, un Egypto-Palestinien. Suite à cet événement tragique,
la Sûreté de l’Etat a arrêté 4 000 hommes des habitants d’Arich
et de ses alentours, un chiffre publié par l’Organisation Egyptienne
des Droits de l’Homme (OEDH). Aujourd’hui, 1 050 sont encore
détenus, selon les responsables du parti du Rassemblement à
Arich. Ces derniers ont collecté des signatures pour intenter
un procès devant le tribunal. Chiffre nié par les officiers
de la Sûreté de l’Etat qui assurent que seules 150 personnes
sont encore en prison.
Mona, mère de trois
enfants, raconte que depuis que son mari et d’autres ont été
arrêtés, les femmes se sont serré les coudes pour se soulever
contre cette injustice.
La société du Sinaï
est très conservatrice, et les traditions très rigoureuses.
Rares sont les femmes qui travaillent, la majorité sont à la
maison et ne sortent que pour se rendre chez le médecin ou aller
voter pour un candidat de leur tribu. « Nous ne savons rien
de la politique. Notre seule information, c’est le journal télévisé.
Notre seule préoccupation est de prendre soin de notre maison
et de nos enfants », affirme Naïma, 50 ans. Aujourd’hui, cette
femme, qui autrefois était cloîtrée, ose élever la voix et manifester
devant la mosquée Al-Réfaï, à Arich, pour réclamer la libération
des hommes.
Depuis le 18 février
dernier, les femmes se sont mobilisées pour protester et scandent
pour la première fois des slogans d’ordre politique. « Tant
qu’il y a état d’urgence, la liberté sera bafouée », « Sinaï
la torturée crie : que les Arabes viennent voir ce que le gouvernement
a fait de nos hommes », « Nous réclamons un autre gouvernement
pour sauver nos hommes ».
En dehors de la
mosquée, une horde d’agents de police encerclent toute la place
et spécialement la porte d’accès aux femmes. Munis de matraques,
ils sont prêts à l’assaut.
La prière terminée,
Naïma presse le pas pour rejoindre le reste des femmes qui se
sont rassemblées devant le siège du parti Al-Tagammoe (gauche),
à Arich, qui soutient leur cause. Leur décision de manifester
à cet endroit précis date de deux semaines, après avoir été
rudement violentées par les services de l’ordre. Ces derniers
ont utilisé leurs matraques électrifiées pour les frapper et
les disperser. Un acte condamné par ces femmes qui n’ont jamais
connu une telle expérience.
Aujourd’hui, les
femmes, accompagnées par leurs enfants, font un sit-in dans
les locaux du parti Al-Tagammoe sous le contrôle rigoureux des
services de sécurité et le regard de quelques hommes les plus
âgés et qu’on a bien voulu laisser en liberté.
La vie des épouses
et mères des 1 050 personnes encore détenues a été complètement
bouleversée. Leur quotidien est chamboulé. Personne ne connaît
la vraie raison de la détention de ces hommes, alors que le
procureur général avait récemment affirmé que ce dossier était
clos et que seules six personnes sont inculpées dans cette affaire.
« Où sont donc nos maris ? », demandent ces femmes. Elles ont
ainsi décidé pour la première fois de prendre contact avec les
ONG chargées de défense des droits de l’homme. « Pour la première
fois, je sors de ma ville et je prends un transport pour me
déplacer d’un coin à un autre. Moi, qui n’ai jamais osé mettre
le nez dehors, je suis obligée de me présenter dans différentes
ONG pour faire libérer mon mari », s’insurge Mariam, tout en
ajoutant qu’elle est même partie pour rendre visite à son mari
détenu à la prison de Damanhour, dans le Delta, et transféré
aujourd’hui au Caire.
Dans l’appartement
exigu du parti, ces femmes ont choisi de se cloîtrer volontairement
avec leurs enfants pour obliger les autorités à réagir. Un appartement
composé de trois pièces, sans aucun meuble sauf quelques chaises
de plastique branlantes et une table sur laquelle se trouvent
quelques affiches. Sur les murs sont accrochées quatre ou cinq
pancartes illustrant la carte de la région du Sinaï, ligotée
par des menottes. Une autre montre un homme nu, amaigri, suspendu
par des cordes. Une allusion aux tortures que subissent les
hommes dans les prisons, selon les aveux faits par les prisonniers
à leurs femmes qui ont pu leur rendre visite après 4 mois de
détention.
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Entassées, elles
sont déterminées à rester dans ce lieu macabre tant qu’il
le faudra. Les enfants ne vont plus à l’école, les femmes
ne font plus la cuisine. Ce sont les membres du parti qui
leur délivrent de la nourriture. « Si nos hommes sont encore
détenus en prison, nous aussi, nous avons choisi le même sort.
Pourquoi rejoindre nos maisons si les hommes qui subvenaient
à nos besoins ne sont plus là ? », explique Nadia, tout en
ajoutant que dans une bourgade voisine de la sienne, tous
les hommes sans exception ont été arrêtés. Dans une des trois
pièces, Nadia essaie de calmer son bébé. Elle n’a plus de
lait. Ces femmes, depuis l’arrestation de leurs maris, n’ont
plus aucune source de revenus, puisque les salaires de leurs
maris ont été suspendus. « D’où va-t-on ramener l’argent pour
nourrir nos enfants ? Que peut-on faire d’autre ? Nous sommes
incapables de gagner notre vie, puisque nous avons toujours
été des femmes au foyer », dit amèrement Imane. Elle ajoute
que même les personnes qui veulent les aider n’osent pas le
faire de peur d’être réprimandées par la police. « Libérez
les hommes pour que notre vie reprenne son cours », poursuit-elle.
Parmi ces femmes, il y a aussi Hagga Néfissa, qui a fait un
accident vasculaire et est devenue tétraplégique suite à l’arrestation
de son fils. Assise sur un fauteuil roulant, elle serre avec
tendresse la photo de son fils unique. Elle a du mal à parler,
à cause de sa paralysie faciale. « Reviens à moi, la prunelle
de mes yeux. Relâchez mon fils, c’est tout que j’ai de plus
cher dans cette vie », lâche-t-elle difficilement. Près d’elle,
une autre femme, âgée de 25 ans, gémit de douleur. Celle-ci
souffre de troubles cardiaques graves et doit en principe
subir dans la semaine une intervention chirurgicale. « Mon
oncle est mon tuteur, c’est lui qui devait prendre en charge
les frais d’hospitalisation. Moi, je préfère mourir ici. Au
moins mon action servira peut-être à quelque chose », dit-elle.
Le chahut des enfants se fait entendre.
Les plus grands
insistent pour participer à ce mouvement de contestation et
soulèvent bien haut une pancarte sur laquelle est mentionnée
: « Pas de Constitution sans liberté ». Quant aux plus petits,
ils sursautent de peur, car choqués par l’intrusion soudaine
et brutale des forces de sécurité pendant la nuit, lors de
l’arrestation d’un père ou d’un frère. Ils ne comprennent
rien à cette situation. Ils se replient sur eux-mêmes. Le
regard absent, ils attendent le moment où ils pourront retrouver
leurs maisons et retourner à l’école. « J’espère que mon enfant
retrouvera le sourire et que la fête de libération du Sinaï,
le 25 avril, apportera de la joie dans nos cœurs », conclut
Samira, tout en jurant que si rien ne se pd’ici là, toutes
les femmes entameront une grève de la faim.
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