Quand je reçus
mon ordre de mutation, scellé de cachets officiels et de signatures,
je traînais un peu, essayant de retarder l’inéluctable. C’est
que c’était l’endroit le plus éloigné dans lequel j’eusse
jamais été affecté. Mais je reçus des mises en garde implicites,
selon lesquelles mon seul atermoiement m’aurait attiré leur
ire et qu’ils iraient jusqu’à soumettre mon cas aux échelons
les plus élevés de la hiérarchie et que j’aurais à craindre
des mesures disciplinaires exemplaires. C’est ainsi que je
pris le train et arrivai dans la ville en plein jour. Il pleuvait
quand j’avais quitté mon chez-moi avant l’aube : une bruine
fine au début mais le ciel ne tarda pas à exploser en une
succession d’éclairs avant qu’il ne se mît à tomber, sans
discontinuer, une pluie drue. Je descendis de mon train et,
de prime abord, tandis que je regardais la plaque indiquant
le nom de la gare, il me sembla que je connaissais cette ville.
Je me mis à marcher lentement, m’abritant sous l’auvent extérieur
de la gare qui était fait en bois, repassant en mémoire les
gares des différentes villes qu’il m’avait été donné de quitter
et dans lesquelles j’étais descendu, obéissant aux ordres
de mutation précédents. Mais cette ville, d’une manière ou
d’une autre, ne me semblait pas inconnue. Je me souvenais
des fois précédentes et des premiers instants qui suivaient
mon arrivée et de ce qu’ils provoquaient en moi comme sentiments
d’étonnement et de crainte mêlés, tandis que je faisais connaissance
avec la première rue qui, partant de la gare, s’ouvre sur
la ville, offrant à mes yeux ses immeubles, ses places avec
les rues qui en partent ou qui y débouchent. Parfois ces rues
étaient pleines à craquer d’une cohue de gens, de bêtes et
de véhicules en tout genre et d’autres fois elles étaient
vides, calmes et bordées d’étendues désertiques. De toutes
les façons, les voyages et la pratique du train me sont devenus
chose aisée. Depuis que je m’étais séparé d’Azza, j’ai changé
tellement de villes que je ne sais plus dans quelle ville
elle réside.
Très haut dans
le ciel, un soleil timide fit son apparition, bien que la
bruine subsiste encore. Je m’aventurai en quittant la protection
de l’auvent de la gare et traversai la rue en courant, sentant
mon visage se mouiller par les fines gouttelettes qui continuaient
à tomber. Il me sembla que le bâtiment qui me faisait face
était un Mall, comme ceux qu’il m’avait été donné de voir
dans différentes villes que j’avais connues au gré de mes
mutations précédentes et que je n’avais jamais eu le courage
d’en franchir les seuils pour voir à quoi cela ressemblait
de l’intérieur. C’est seulement à cet instant qu’il me vint
l’idée de tenter l’expérience d’y entrer et de prendre un
thé dans un de ses salons, avant d’aller en ville pour y trouver
un hôtel où je pourrais passer cette première nuit. J’avais
encore assez de temps devant moi pour faire autre chose que
ce que j’avais pris l’habitude de faire chaque fois que j’arrivais
dans une nouvelle ville. Les deux hommes en faction derrière
le portique de sécurité portaient un uniforme spécial. Ils
me sourirent et l’un d’eux, le brun, tendit la main pour me
prendre la valise. C’était une petite valise en cuir que j’avais
pris l’habitude d’utiliser, ces derniers temps, lors de mes
voyages. Bien que petite d’apparence, elle pouvait transporter
tout ce dont j’avais besoin : des sous-vêtements de rechange,
un costume de rechange, une paire de mules, le pyjama, un
tube de dentifrice, une brosse à dents, quelques romans que
j’avais déjà lus ainsi qu’une ancienne version des Mille et
une nuits et enfin le nécessaire de rasage. Le brun fouilla
tout ça attentivement et alla jusqu’à palper mes vêtements
de ses doigts. Je ne pus dissimuler mon dégoût face à ce qu’il
faisait et je maugréai, étouffant presque de ne pouvoir formuler
ne serait-ce qu’une seule phrase. Il mit du zèle à me sourire
pendant qu’il achevait de refermer ma valise et de me la restituer.
Je m’en saisis et m’engouffrai dans le Mall.
A l’intérieur,
les lumières brillaient d’un éclat aveuglant. Le Mall était
tel que je l’avais à peu près imaginé : un bâtiment magique,
excitant et contenant beaucoup de choses surprenantes. J’avais
longtemps jalousé les autres ; ceux que je voyais marcher
puis bifurquer soudainement pour franchir le seuil du Mall,
avec une expression de fermeté sur leurs visages. Ils serraient
les lèvres et, le regard fixé droit devant, ils s’engouffraient
dans les lieux de leur choix. Je les jalousais pour leur audace
et leur capacité à affronter de tels lieux et jamais, auparavant,
je n’avais essayé de les imiter. Je ne rencontrai que des
couloirs et des galeries qui s’entrecroisaient, éclairés par
des lumières aveuglantes, bordés des deux côtés par des petites
boutiques contiguës, chacune spécialisée dans un type de marchandises
: habillement, accessoires, montres, chaussures, médicaments,
fortifiants, épicerie, produits de beauté, jouets pour enfants,
bijouterie, mobilier … Je ne pus me retenir en voyant tout
cela et poussai un cri d’étonnement que je réussis cependant
à étouffer sur-le-champ. Je compris pourquoi les gens prenaient
un air décidé en franchissant le seuil du Mall. Tout ce à
quoi on pouvait penser, ce dont on rêvait ou ce qu’on cherchait
on le trouvait dans le Mall. L’essentiel est d’avoir assez
de force, de décision et d’endurance. Je me mis donc à longer
les couloirs et quand je rencontrais un ascenseur je le prenais
et j’étais le premier à en descendre quand il s’arrêtait pour
m’engouffrer dans la première galerie qui se présentait devant
moi. Quant aux escalators, je n’en ratais ni les montants
ni les descendants, savourant le spectacle des boutiques,
des parois de verre, des structures architecturales vues en
plongée et en contre-plongée, allant de surprise en surprise.
La musique, à
peine audible au début, me conduisit vers une large porte
dont l’entrée était encadrée de deux statues représentant
des chats. Oui, deux chats, dont l’un était noir et l’autre
blanc et les deux se tenaient sur leurs pattes postérieures.
Les expressions de leurs faciès étaient animées par des lampes
au néon. L’un avait une expression agressive et montrait les
crocs tandis que l’autre avait une expression plutôt avenante
et semblait même rire en faisant vibrer ses moustaches. Mais
quand les lampes au néon s’éteignirent un court instant pour
se rallumer tout de suite après, je remarquai que les deux
chats avaient changé de rôle : celui qui avait l’air agressif
avait pris une expression avenante et celui qui semblait rire
avait pris un air agressif. Je demeurai là à contempler les
deux chats qui échangeaient les expressions au rythme des
jeux de lumière. Devant la porte se tenaient deux autres hommes
avec le même uniforme que celui des agents de sécurité que
j’avais vus à l’entrée du Mall. Mais cette fois-ci la valise
fut fouillée avec plus de prévenance et de politesse. A l’intérieur,
l’atmosphère était douce, et des groupes d’hommes et de femmes
étaient installés autour des tables tandis que d’autres dansaient
devant l’autre entrée qui se trouvait en face. Tous étaient
occupés à manger, à boire et à échanger des baisers et des
caresses. Je remarquai que la plupart étaient des jeunes et
rien ne pouvait les empêcher de danser de cette manière frénétique
et violente quand s’éleva le son d’une musique forte et bruyante
devant laquelle je ne pouvais que capituler en m’installant
sur le premier siège qui se présentait à moi. Je sentais ma
gorge sèche et me mis à tourner mon regard de droite et de
gauche à la recherche d’un serveur. Mais il arriva d’où je
ne l’attendais pas, posa devant moi une bouteille de vin rosé
et une assiette d’amuse-gueule et disparut sur-le-champ. Je
le cherchai du regard ; c’est que je n’avais encore rien commandé
et puis je devais sortir au plus vite pour trouver un hôtel
où dormir cette nuit avant de partir, le matin, me présenter
au siège de l’adminisoù j’étais muté, afin d’être affecté
à mon nouveau poste de travail. Je demeurai là, consterné
et même accablé, sentant s’insinuer en moi un sentiment confus
de peur.
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