L’Iraq l’oppresse. Il
ne reconnaît plus le pays qui a tellement changé. Il regrette
le passé. Pressé par un présent qui lui déplaît, il plonge
dans le pays de son enfance, faisant le diagnostic du
présent, avec juste la connaissance du futur d’une humanité
évanouie. Tekerly est né à Bagdad, dans une famille qui
compte plusieurs guides soufis, adeptes de son arrière
arrière grand-père, Abdel-Qader Al-Jaïlani, guide spirituel
suprême, désigné par les Ottomans, pour gérer les waqfs
islamiques, il y a deux cents ans. Il s’en inspire. Dans
les appartements d’un bâtiment faste mais qui tombe en
ruines, joint au Diwan, où le guide suprême exerçait ses
fonctions, il grandit dans l’écoute des récits, narrations
lyriques, fables, incantations, sourates, légendes et
analyses psychologiques et philosophiques de ce maître
à penser.
Cependant, Tekerly fut
pris très tôt de deux peurs : « celles de quitter la maison
de mes ancêtres et de perdre mon père très âgé ». Sous
les rayons qui transperçaient le toit du vieux bâtiment,
assailli par les souffles du vent et les rafales de pluie,
Tekerly se livrait à la contemplation de l’Autre, de la
nature, du ciel, des nuages, tous les dehors du monde.
Il aimait ce bâtiment à caractère historique, qui engendre
un sentiment d’appartenance. Quelque temps après que la
famille Tekerly l’eut abandonnée, la bâtisse s’effondre
et le père meurt. « Parce que mon père est mort, parce
que je crois que l’écriture ramène les morts à la vie,
et que la perte d’un être cher peut ouvrir les vannes
d’un monde invisible à l’œil nu et déclencher un travail
d’analyse de soi, je me suis tourné vers la lecture et
l’écriture ».
Tout a commencé pour lui
le jour où les Editions de poche lui tombent sous la main
par l’intermédiaire de son frère Nihad, qui les cachait
chez lui pour rendre service à un ami terrorisé par son
père. Il avait alors 13 ans. Il passe aisément de la lecture
des romans policiers à celle des joyaux de Tolstoï, Dostoïvesky,
Maupassant ... distinguant entre les effets de style et
les structures dramatiques propres à chaque genre. Il
se met conjointement à rédiger son journal, ses confessions
: « de purs moments d’intensités variables ». Les angoisses
de l’auteur qui s’est dissocié de lui-même à la mort de
son père se dissipent et sa réconciliation avec lui-même
commence avec l’écriture. Depuis, il écrit juste pour
son propre plaisir son journal intime, péripéties et contes,
où il entreprend un dialogue imaginaire avec son entourage.
Tous ses écrits demeurent secrets pendant longtemps.
Après des études de droit
achevées à l’Université de Bagdad, il occupe la fonction
d’avocat au tribunal civil de Baaqouba. C’est là qu’il
forge sa conscience sociale au contact des gens qui fréquentent
ces lieux. Leurs gestes, conduites et tenues l’inspirent.
Il concilie l’emploi du temps d’un homme actif et d’un
avocat affairé, à celui d’un homme abandonné le soir à
son écriture secrète et intime. Tekerly porte d’emblée
un regard lointain, respire un air riche et varié. C’est
alors qu’il écrit, dans les années 1950, son roman Al-Oyoune
al-khodr (Les Yeux verts) qui a bâti sa renommée et qui
fut traduit en plusieurs langues. Il s’agit du trajet
en train d’une prostituée de Bagdad, où la police avait
interdit ses activités, vers Karkouk où un ami proxénète
l’attend. Le train est le décor métaphorique de la marche
routinière du temps. Des immuables lignes de vie s’y croisent,
déversent des cohortes d’anonymes dans de grouillantes
stations. Dans ses wagons muets, s’entassent nécessiteux,
Bagdadis, provinciaux, SDF, voyous. Qui se cache sous
ces masques ? Les personnages se détachent du flux routinier,
ils émergent de l’ombre, effleurent de leur curiosité,
ou d’un désir vite dissous, des inconnus qui disparaissent
dans les tunnels d’un quotidien sans révolte. Dans ce
monde de fourmis qui crapahutent, la prostituée, immobile,
assise derrière sa vitre, est là pour décrire chaque geste,
chaque détail visible de cette masse de chair. Elle se
souvient d’un épisode heureux de sa vie. Un officier amoureux
d’elle, cherche à l’extraire à sa fatale destinée et promet
de l’aider si elle le retrouve à Baaqouba. Mais elle y
renonce. A travers elle, l’auteur surprend l’itinéraire
d’un personnage, attentif à ce « laboratoire » où fermente
un concentré de vie urbaine, avec ce que cela comporte
d’incivilités, de peurs et d’événements infra-ordinaires.
Le lecteur s’apitoie sur cette prostituée fragile, agglomérée
à la masse, qui aspire quelques secondes au bonheur, puis
tout s’enfonce dans la nuit. Abdel-Malek Nouri, célèbre
écrivain, père spirituel de Tekerly, essuie une larme
d’émotion en lisant le roman, tellement les descriptions
sont minutieuses. Il touche à la perfection et l’intelligence
du geste romanesque qu’inaugure Tekerly. La lecture est
aisée, pas de digressions, pas d’emphases, une simplicité
absolue, logique et implacable pour aller d’un point A,
qu’il soit banal ou dérangeant, au point final, souvent
cruel, désespéré, mais toujours inévitablement final,
le point de non-retour. La voie sans issue. Nouri encourage
alors Tekerly à continuer dans cette voie.
Quelques années plus tard,
Tekerly écrit Al-Wagh al-akhar (L’Autre face). Dans ce
roman, un jeune employé cherche à emprunter de l’argent
à un spéculateur pour payer les frais d’accouchement de
sa femme. Le spéculateur prend en gage les bijoux de celle-ci.
Bousculant les gens pour monter dans un bus, le jeune
employé est interpellé par un malade qui lui demande de
l’aide. L’employé le néglige et poursuit ses gestes. Toutefois,
il réfléchit à son attitude inhumaine. Sa femme fait une
fausse couche, perd le bébé, et devient aveugle. Au lieu
de compatir, l’employé la répudie et la renvoie chez ses
parents. Il se culpabilise un peu, mais se livre à des
plaisirs charnels avec la jeune épouse du spéculateur.
Comme la prostituée des Yeux verts, il ne fait pas le
bon choix. Tous les deux sont des perdants qui s’enfoncent
dans l’égoïsme et la solitude de peur de changer de destinée.
« Je voulais que l’on sente la faiblesse, la fragilité
de deux individus. Que cette question du choix soit aussi
une question de survie », explique Tekerly.
La façon de conduire sa
vie : toute l’habileté de l’auteur consiste en effet à
ne rien développer, à soustraire qu’à ajouter. Pour ce
faire, il joue avec les craintes et les désirs les plus
enfouis au fond de chacun de nous. Il n’hésite pas à faire
croiser des êtres séparés par des centaines de distances,
d’événements, rattrapés par un accident, un sacrifice
et, tout au bout, l’anéantissement et la souffrance, il
n’y a pas d’échappatoire possible. « Chante les insuccès
de l’homme dans une extase de détresse. Fais dans les
déserts de son cœur jaillir la source guérisseuse », c’est
ainsi que Tekerly résume sa philosophie. Tous les personnages
de ses romans sont bien réels. Il détache les épisodes
saillants de la vie du commun des gens, le verbe vif et
la sensibilité généreuse. C’est ce qui fait la force de
l’échange qu’il cultive toujours avec le commun des Iraqiens.
« Je donne au citoyen iraqien à réfléchir sur sa souffrance,
au malheur qui l’accable, pour qu’il ne soit pas consolé
de ce qui lui arrive par des demi-vérités réconfortantes,
de jolies fantaisies », avoue-t-il.
Plus tard, à l’arrivée
au pouvoir du parti Baas dans les années 1960, engluée
dans la torpeur du chaos, la vie devient pour ce citoyen
un long corridor d’, de désespoir et de frustration. La
vie de Tekerly devient depuis rythmée par ce cauchemar.
Mystique dans son ouvrage Al-Rajie al-baïd (La Résurrection),
dense de 500 pages, d’une écriture torrentielle, il part
à la recherche du périple terrestre d’un peuple voué à
la souffrance et à la perdition sous l’ombre pesante du
parti Baas. Dans le roman, Mounira, une institutrice,
est violée par son neveu baasiste à Baaqouba. Blessée,
elle part pour Bagdad, vivre chez sa tante. Elle décide
d’oublier le viol et d’épouser Medhat, son cousin qui
l’aime. Ce dernier apprend l’accident de viol et l’abandonne.
Il réfléchit cependant sur cet acte, constate qu’elle
en est victime et décide de la retrouver. Mais le quartier
des Kurdes où il réside est encerclé par les Baasistes.
Il meurt d’une balle tirée par le neveu baasiste qui a
violé Mounira, en tentant de traverser le quartier pour
la rejoindre. Progressant dans le roman, les personnages
arrivent à voir plus loin. « Leurs flashes » les ramènent
à des époques révolues, à des penseurs et des prophètes
qui ont marqué l’imaginaire arabe. Et puis, il y a ces
retours incessants à l’origine du malaise, toujours associé
aux méfaits du Baas qui ont empiré avec l’avènement de
Saddam Hussein. Ils s’interrogent sur la cause de tous
les changements sociaux et politiques, la montée de la
terreur, des monstruosités et des spoliations du peuple.
Les illuminations se multiplient, l’auteur en fait un
objet de médiation en rapport avec la vie des personnages.
La censure tente toutefois d’interdire l’ouvrage afin
de limiter son caractère subversif, mais il finit par
parvenir aux Iraqiens.
« Je ne m’intéresse qu’à
une chose : capter les signes semblant indiquer que l’édifice
vermoulu de la société est en train de s’effondrer de
l’intérieur ». C’est justement cette minutieuse description
de la société glissant vers la barbarie qui fait aujourd’hui
la fascinante actualité de Tekerly. Sa littérature est
un laboratoire du crépuscule. Définition bien adaptée
à l’art de Tekerly. Il traque dans son œuvre et dans sa
vie le cheminement du désastre baasiste bien avant qu’il
tombe en poussière. « On ne répare pas le passé, on le
porte en soi dans le toujours », lance-t-il. Dans ses
deux derniers romans, écrits dans les années 1990, Khatem
al-raml (Alliance de sable) et Massarate wa awjaa (Joies
et douleurs), on retrouve une permanence de dureté, la
force accablante du présent, la laideur et toutes sortes
de misères. Pour ce qui est de l’heure actuelle, il critique
les occupants américains enfermés dans une vision rétrécie
de la démocratie. « L’entente des Iraqiens se lézarde,
elle volera en éclats sous la pression de la pauvreté,
de la violence et des changements sociaux et politiques
qui déterminent leurs destinées et les tuent ». Il continue
sur sa lancée : « Un cycle de contestations et un paysage
protestataire affichent des traits distinctifs en Iraq
: une visée non pragmatique détachée du réel, un véritable
chaos ambiant, mais aussi une constante vigilance quant
à la démocratie, laquelle se traduit par une certaine
défiance des alliances et des formes traditionnelles de
délégation (élus, porte-parole, etc.) » Dans son refus
d’une société qui le déchire, Tekerly chante « Je ne peux
pas vivre sans toi, mon Iraq », cri essentiel qui colle
magnifiquement à son désenchantement. Une lumière inattendue,
un rayon d’espoir traverse le regard de ce militant invétéré,
qui ne tourne pas le dos à l’avenir.