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La vie mondaine

Fouad Al-Tekerly, grand écrivain iraqien, porte la question de son pays comme une passion et une malédiction. Il scrute depuis des années l’âme profonde des petites gens aux destins tragiques.

La survie par les mots

Il a fondé son succès sur l’invention d’un langage simple, proche du dialecte, qui suscite une image mentale. Ainsi, a-t-il insufflé à l’art romanesque iraqien l’ambition et le dynamisme qui en font la première forme culturelle capable de s’adresser à une population entière. « Evitant les pièges du langage savant, les clichés de la success story, je reste proche des réalités, des êtres désespérés et perdus dans cette machine à broyer qu’est la société, marquée du sceau de la violence et appelée à se transformer en paradis perdu ».
 

L’Iraq l’oppresse. Il ne reconnaît plus le pays qui a tellement changé. Il regrette le passé. Pressé par un présent qui lui déplaît, il plonge dans le pays de son enfance, faisant le diagnostic du présent, avec juste la connaissance du futur d’une humanité évanouie. Tekerly est né à Bagdad, dans une famille qui compte plusieurs guides soufis, adeptes de son arrière arrière grand-père, Abdel-Qader Al-Jaïlani, guide spirituel suprême, désigné par les Ottomans, pour gérer les waqfs islamiques, il y a deux cents ans. Il s’en inspire. Dans les appartements d’un bâtiment faste mais qui tombe en ruines, joint au Diwan, où le guide suprême exerçait ses fonctions, il grandit dans l’écoute des récits, narrations lyriques, fables, incantations, sourates, légendes et analyses psychologiques et philosophiques de ce maître à penser.

Cependant, Tekerly fut pris très tôt de deux peurs : « celles de quitter la maison de mes ancêtres et de perdre mon père très âgé ». Sous les rayons qui transperçaient le toit du vieux bâtiment, assailli par les souffles du vent et les rafales de pluie, Tekerly se livrait à la contemplation de l’Autre, de la nature, du ciel, des nuages, tous les dehors du monde. Il aimait ce bâtiment à caractère historique, qui engendre un sentiment d’appartenance. Quelque temps après que la famille Tekerly l’eut abandonnée, la bâtisse s’effondre et le père meurt. « Parce que mon père est mort, parce que je crois que l’écriture ramène les morts à la vie, et que la perte d’un être cher peut ouvrir les vannes d’un monde invisible à l’œil nu et déclencher un travail d’analyse de soi, je me suis tourné vers la lecture et l’écriture ».

Tout a commencé pour lui le jour où les Editions de poche lui tombent sous la main par l’intermédiaire de son frère Nihad, qui les cachait chez lui pour rendre service à un ami terrorisé par son père. Il avait alors 13 ans. Il passe aisément de la lecture des romans policiers à celle des joyaux de Tolstoï, Dostoïvesky, Maupassant ... distinguant entre les effets de style et les structures dramatiques propres à chaque genre. Il se met conjointement à rédiger son journal, ses confessions : « de purs moments d’intensités variables ». Les angoisses de l’auteur qui s’est dissocié de lui-même à la mort de son père se dissipent et sa réconciliation avec lui-même commence avec l’écriture. Depuis, il écrit juste pour son propre plaisir son journal intime, péripéties et contes, où il entreprend un dialogue imaginaire avec son entourage. Tous ses écrits demeurent secrets pendant longtemps.

Après des études de droit achevées à l’Université de Bagdad, il occupe la fonction d’avocat au tribunal civil de Baaqouba. C’est là qu’il forge sa conscience sociale au contact des gens qui fréquentent ces lieux. Leurs gestes, conduites et tenues l’inspirent. Il concilie l’emploi du temps d’un homme actif et d’un avocat affairé, à celui d’un homme abandonné le soir à son écriture secrète et intime. Tekerly porte d’emblée un regard lointain, respire un air riche et varié. C’est alors qu’il écrit, dans les années 1950, son roman Al-Oyoune al-khodr (Les Yeux verts) qui a bâti sa renommée et qui fut traduit en plusieurs langues. Il s’agit du trajet en train d’une prostituée de Bagdad, où la police avait interdit ses activités, vers Karkouk où un ami proxénète l’attend. Le train est le décor métaphorique de la marche routinière du temps. Des immuables lignes de vie s’y croisent, déversent des cohortes d’anonymes dans de grouillantes stations. Dans ses wagons muets, s’entassent nécessiteux, Bagdadis, provinciaux, SDF, voyous. Qui se cache sous ces masques ? Les personnages se détachent du flux routinier, ils émergent de l’ombre, effleurent de leur curiosité, ou d’un désir vite dissous, des inconnus qui disparaissent dans les tunnels d’un quotidien sans révolte. Dans ce monde de fourmis qui crapahutent, la prostituée, immobile, assise derrière sa vitre, est là pour décrire chaque geste, chaque détail visible de cette masse de chair. Elle se souvient d’un épisode heureux de sa vie. Un officier amoureux d’elle, cherche à l’extraire à sa fatale destinée et promet de l’aider si elle le retrouve à Baaqouba. Mais elle y renonce. A travers elle, l’auteur surprend l’itinéraire d’un personnage, attentif à ce « laboratoire » où fermente un concentré de vie urbaine, avec ce que cela comporte d’incivilités, de peurs et d’événements infra-ordinaires. Le lecteur s’apitoie sur cette prostituée fragile, agglomérée à la masse, qui aspire quelques secondes au bonheur, puis tout s’enfonce dans la nuit. Abdel-Malek Nouri, célèbre écrivain, père spirituel de Tekerly, essuie une larme d’émotion en lisant le roman, tellement les descriptions sont minutieuses. Il touche à la perfection et l’intelligence du geste romanesque qu’inaugure Tekerly. La lecture est aisée, pas de digressions, pas d’emphases, une simplicité absolue, logique et implacable pour aller d’un point A, qu’il soit banal ou dérangeant, au point final, souvent cruel, désespéré, mais toujours inévitablement final, le point de non-retour. La voie sans issue. Nouri encourage alors Tekerly à continuer dans cette voie.

Quelques années plus tard, Tekerly écrit Al-Wagh al-akhar (L’Autre face). Dans ce roman, un jeune employé cherche à emprunter de l’argent à un spéculateur pour payer les frais d’accouchement de sa femme. Le spéculateur prend en gage les bijoux de celle-ci. Bousculant les gens pour monter dans un bus, le jeune employé est interpellé par un malade qui lui demande de l’aide. L’employé le néglige et poursuit ses gestes. Toutefois, il réfléchit à son attitude inhumaine. Sa femme fait une fausse couche, perd le bébé, et devient aveugle. Au lieu de compatir, l’employé la répudie et la renvoie chez ses parents. Il se culpabilise un peu, mais se livre à des plaisirs charnels avec la jeune épouse du spéculateur. Comme la prostituée des Yeux verts, il ne fait pas le bon choix. Tous les deux sont des perdants qui s’enfoncent dans l’égoïsme et la solitude de peur de changer de destinée. « Je voulais que l’on sente la faiblesse, la fragilité de deux individus. Que cette question du choix soit aussi une question de survie », explique Tekerly.

La façon de conduire sa vie : toute l’habileté de l’auteur consiste en effet à ne rien développer, à soustraire qu’à ajouter. Pour ce faire, il joue avec les craintes et les désirs les plus enfouis au fond de chacun de nous. Il n’hésite pas à faire croiser des êtres séparés par des centaines de distances, d’événements, rattrapés par un accident, un sacrifice et, tout au bout, l’anéantissement et la souffrance, il n’y a pas d’échappatoire possible. « Chante les insuccès de l’homme dans une extase de détresse. Fais dans les déserts de son cœur jaillir la source guérisseuse », c’est ainsi que Tekerly résume sa philosophie. Tous les personnages de ses romans sont bien réels. Il détache les épisodes saillants de la vie du commun des gens, le verbe vif et la sensibilité généreuse. C’est ce qui fait la force de l’échange qu’il cultive toujours avec le commun des Iraqiens. « Je donne au citoyen iraqien à réfléchir sur sa souffrance, au malheur qui l’accable, pour qu’il ne soit pas consolé de ce qui lui arrive par des demi-vérités réconfortantes, de jolies fantaisies », avoue-t-il.

Plus tard, à l’arrivée au pouvoir du parti Baas dans les années 1960, engluée dans la torpeur du chaos, la vie devient pour ce citoyen un long corridor d’, de désespoir et de frustration. La vie de Tekerly devient depuis rythmée par ce cauchemar. Mystique dans son ouvrage Al-Rajie al-baïd (La Résurrection), dense de 500 pages, d’une écriture torrentielle, il part à la recherche du périple terrestre d’un peuple voué à la souffrance et à la perdition sous l’ombre pesante du parti Baas. Dans le roman, Mounira, une institutrice, est violée par son neveu baasiste à Baaqouba. Blessée, elle part pour Bagdad, vivre chez sa tante. Elle décide d’oublier le viol et d’épouser Medhat, son cousin qui l’aime. Ce dernier apprend l’accident de viol et l’abandonne. Il réfléchit cependant sur cet acte, constate qu’elle en est victime et décide de la retrouver. Mais le quartier des Kurdes où il réside est encerclé par les Baasistes. Il meurt d’une balle tirée par le neveu baasiste qui a violé Mounira, en tentant de traverser le quartier pour la rejoindre. Progressant dans le roman, les personnages arrivent à voir plus loin. « Leurs flashes » les ramènent à des époques révolues, à des penseurs et des prophètes qui ont marqué l’imaginaire arabe. Et puis, il y a ces retours incessants à l’origine du malaise, toujours associé aux méfaits du Baas qui ont empiré avec l’avènement de Saddam Hussein. Ils s’interrogent sur la cause de tous les changements sociaux et politiques, la montée de la terreur, des monstruosités et des spoliations du peuple. Les illuminations se multiplient, l’auteur en fait un objet de médiation en rapport avec la vie des personnages. La censure tente toutefois d’interdire l’ouvrage afin de limiter son caractère subversif, mais il finit par parvenir aux Iraqiens.

« Je ne m’intéresse qu’à une chose : capter les signes semblant indiquer que l’édifice vermoulu de la société est en train de s’effondrer de l’intérieur ». C’est justement cette minutieuse description de la société glissant vers la barbarie qui fait aujourd’hui la fascinante actualité de Tekerly. Sa littérature est un laboratoire du crépuscule. Définition bien adaptée à l’art de Tekerly. Il traque dans son œuvre et dans sa vie le cheminement du désastre baasiste bien avant qu’il tombe en poussière. « On ne répare pas le passé, on le porte en soi dans le toujours », lance-t-il. Dans ses deux derniers romans, écrits dans les années 1990, Khatem al-raml (Alliance de sable) et Massarate wa awjaa (Joies et douleurs), on retrouve une permanence de dureté, la force accablante du présent, la laideur et toutes sortes de misères. Pour ce qui est de l’heure actuelle, il critique les occupants américains enfermés dans une vision rétrécie de la démocratie. « L’entente des Iraqiens se lézarde, elle volera en éclats sous la pression de la pauvreté, de la violence et des changements sociaux et politiques qui déterminent leurs destinées et les tuent ». Il continue sur sa lancée : « Un cycle de contestations et un paysage protestataire affichent des traits distinctifs en Iraq : une visée non pragmatique détachée du réel, un véritable chaos ambiant, mais aussi une constante vigilance quant à la démocratie, laquelle se traduit par une certaine défiance des alliances et des formes traditionnelles de délégation (élus, porte-parole, etc.) » Dans son refus d’une société qui le déchire, Tekerly chante « Je ne peux pas vivre sans toi, mon Iraq », cri essentiel qui colle magnifiquement à son désenchantement. Une lumière inattendue, un rayon d’espoir traverse le regard de ce militant invétéré, qui ne tourne pas le dos à l’avenir.

Amina Hassan

Jalons :

1927 : Naissance à Bagdad.

1949 : Licence en droit de l’Université de Bagdad.

1950 : Roman Les Yeux verts.

1960 : Roman L’Autre face.

1977 : Roman La Résurrection.

1995 : Roman Alliance de Sable.

1999 : Prix Oweiss pour l’ensemble de ses œuvres.

 

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