«
Je suis contre le mécontentement ». En se joignant aux
« gens du livre », c’est-à-dire sa belle-famille, celle
d’Al-Moallem, impliquée dans l’édition depuis l’avant-révolution,
Amira Aboul-Magd a appris à être plus en harmonie avec
elle-même, à ne point se fâcher. C’est quelque chose que
l’on apprend sur le tas tout comme le métier d’éditeur
lui-même, où tout le monde peut se brouiller pour la moindre
raison. Ici, le goût de la brouille est comme un héritage.
Car les champs du travail ne sont pas nettement délimités
et tout se négocie. « Il n’y a pas de critères fixes dans
le domaine de l’édition. C’est comme une vente aux enchères.
Personne ne peut trancher et chacun pense détenir la bonne
cause. De plus, une crise de confiance s’est installée
dans toute la société ». Et d’ajouter : « Autrefois, quand
je travaillais dans une banque, le statut de fonctionnaire
me mettait à l’abri de cette crise de confiance qui sévit.
Par contre, celle-ci trouve son reflet dans notre entreprise
familiale. D’aucuns se disent c’est un empire de l’édition,
ils ont beaucoup d’argent, donc … Moi, je refuse alors
d’avoir autant de forces négatives dans l’air, autant
d’escarmouches. Si l’on ne parvient pas à traiter avec
moi de manière directe, je m’abstiens ». La finesse de
sa nature se reflète sur son maigre visage de Minerve.
Et reste de sa voix l’impression d’une musique lointaine.
Cette dame, qui est directrice des ouvrages pour enfants
à Dar Al-Chourouq depuis voilà huit ans environ, maintient
un profil bas. « Je n’aime pas intervenir trop en public.
Moi je travaille ! ». Sur ce même ton, elle raconte difficilement
son idylle amoureuse avec « l’ingénieur » Ibrahim Al-Moallem,
fils de Mohamad Al-Moallem, fondateur de Dar Al-Chourouq.
Cette famille d’éditeurs, nationalisée par Nasser en 1966,
était partie pour Beyrouth afin d’installer sa maison
d’édition. Quelques années plus tard, « l’ingénieur Ibrahim
», comme tout le monde se plaît à l’appeler, cherche à
obtenir un crédit auprès d’une banque privée pour son
imprimerie au Caire. Il se rend alors à l’établissement
où travaillait Amira Aboul-Magd, laquelle est chargée
d’effectuer les études de faisabilité. Provenant elle-même
d’une famille d’intellectuels, étant la fille du penseur
et professeur de droit Ahmad Kamal Aboul-Magd, elle se
sentait proche du monde des livres et a fourni une étude
assez minutieuse. Sans étayer les détails, elle se contente
de mentionner timidement la date du mariage en 1989. «
Mon beau-père (décédé en 1995) était L’éditeur par excellence.
Avant de mourir, il avait de graves problèmes cardiaques.
A l’hôpital, il était très soucieux de connaître les détails
concernant les nouveaux équipements médicaux et demandait
à ses fils de se renseigner auprès de la direction pour
ajouter les informations à l’encyclopédie scientifique
arabe, qui était en cours d’élaboration ».
Le
travail d’éditeur confère une agréable sensation de puissance,
de responsabilité. Une lueur de douceur miroite dans les
yeux d’Amira Aboul-Magd, lorsqu’elle évoque leur business
et l’attitude différente des « gens du livre », dont le
produit final a une valeur esthétique et culturelle en
soi. Pour elle, c’est une affaire respectable et solide
… quelque chose de plus qu’une simple affaire commerciale.
On ne se borne pas à faire du business, mais on goûte
aussi les bonnes choses de la vie : l’art, les pensées,
les amis que les publications amènent, etc. « Je me considère
chanceuse d’avoir connu un artiste dévoué comme Helmi
Al-Touni, en collaborant avec lui à des illustrations.
De même, en s’approchant de l’écrivain et journaliste,
Mohamad Hassanein Heykal, dont les œuvres complètes sont
publiées chez nous, l’on comprend mieux pourquoi il a
réussi sa vie. Il donne à la personne devant lui l’impression
qu’elle est la reine d’Angleterre, tellement il respecte
l’être humain. Certes, j’ai aussi rencontré des gens dont
les personnalités laissent à désirer ». Après des années
de mariage, elle s’est sentie prête à entrer dans le business
familial, mais c’est surtout pour développer la catégorie
des ouvrages pour la jeunesse. Etant psychologue de formation,
intéressée de surcroît par la psychologie de l’enfant,
la nouvelle tâche lui convenait à merveille. « Rien n’équivaut
au sentiment d’avoir un livre achevé entre les mains.
Cela me donne satisfaction. Avant, j’étais appréciée par
mes supérieurs à la banque, là je suis comblée de joie
», dit-elle d’un ton enjoué, précisant : « Je voyageais
avec mon mari d’une foire à l’autre. C’est dur de se rendre
aux foires de Francfort ou de Boulogne, de vivre leurs
coulisses, sans vouloir faire de l’édition son métier
». Ceci dit, elle a fini par partager le rêve de toute
une famille et d’acquérir un flair qui n’est pas donné
à quiconque. Elle sait décerner les idées susceptibles
de créer un bon livre pour enfants et réécrit certains
textes pour les rendre publiables ou plus adaptables à
la mentalité des petits. « Il y a des gens qui insistent
à écrire pour les jeunes, je ne sais pourquoi. Ils optent
pour des idées très didactiques, alors je leur répète
souvent que l’enfant ne va pas payer un livre de son argent
de poche pour se taper une leçon de morale. Il ira sans
doute acheter des livres plus attrayants. Parfois aussi,
les auteurs ont tendance à faire parler les enfants comme
les grandes personnes. Je tiens alors à simplifier le
langage du héros, préservant l’esprit enfantin ». Si elle
ne peut pas écrire des livres, elle aime à se charger
de ceux des autres. Et si elle n’a pas eu d’enfants, elle
s’occupe indirectement de ceux de tous les autres, sachant
qu’à travers ses bouquins, c’est leur identité qu’elle
développe. « Trouver quelque chose d’authentique, quelque
chose qui se proclame vraiment de l’Egypte n’est pas évident.
On me présente souvent des idées qui peuvent exister n’importe
où. Oui mais même si les costumes se ressemblent désormais
partout dans le monde, il y a toujours un facteur identifiable.
Moi je reconnais un Egyptien, vêtu à l’européenne, qui
se ballade en Occident, rien qu’en remarquant des petits
détails vestimentaires. C’est d’ailleurs ce facteur identifiable
que nous recherchons à Dar Al-Chourouq ». Elle souligne
ensuite l’importance du politique : « Si des Indiens et
des Coréens ont été vivement intéressés par la collection
SunFlower, regroupant 20 livres édités en anglais, cela
veut dire qu’ils adhèrent à leur tour au large mouvement
contestataire d’anti-occidentalisation faisant tâche d’huile
et qu’on ne peut pas rester totalement à l’écart de la
politique ». Dans la même logique justement, l’Egypte
a vu augmenter le nombre d’auteurs et illustrateurs pour
enfants, ces dernières années. La raison en est simple,
encore une fois le politique est montré du doigt. La première
Dame, Suzanne Moubarak, en fait une priorité et décerne
depuis 10 ans un prix qui porte son nom aux éditeurs,
auteurs et dessinateurs des livres pour la jeunesse. «
Avant, Dar Al-Chourouq a été presque toujours lauréat
de ce prix, maintenant il y a de la compétition, c’est
plus agréable », dit-elle, dans son bureau ensoleillé,
du style classique avec des décorations enfantines : marionnettes
à gant, dessins puériles, etc.
Durant
les huit ans où elle a été en charge de la section Jeunesse,
la maison a produit 150 livres du genre et a reçu trois
prix internationaux, notamment à la Foire internationale
de Boulogne pour les livres d’enfants, en 2000, 2002 et
2003. Toutefois, le produit demeure très cher.
Désaffection
du public, manque de statistiques fiables sur les ventes
et la diffusion, Amira Aboul-Magd déplore facilement l’absence
de sources biblio-économiques égyptiennes. On accorde
peu d’intérêt aux pratiques du consommateur culturel,
d’où une lacune sociologique énorme. « On n’a pas une
base de données centrale, et les chiffres sont très aléatoires,
du coup la puou la réédition d’un livre constitue un gros
risque. En Occident, les éditeurs ne tiennent pas des
librairies ou des points de vente, c’est tout un autre
business. Ici, on est obligé d’avoir les nôtres pour diffuser
nos produits ». Sous les yeux, elle a d’ailleurs des listes
en provenance de leurs trois points libraires au Caire
et à Alexandrie, faisant le total des ventes. Et toutes
les fois qu’elle a besoin d’une information élaborée ou
d’un chiffre précis, elle a recours automatiquement à
son mari, l’ingénieur Ibrahim, également président de
l’Union des éditeurs arabes. Lui, il a une vue plus globale
des choses, alors qu’elle s’attarde plus sur les détails
concernant son service. « J’ai fait des stages en Allemagne,
il y a deux ans. Des éditeurs venaient nous parler en
toute transparence. J’ai dit que jamais un éditeur égyptien
ne parlerait aussi ouvertement. Le manque de transparence
dont on souffre en Egypte relève de problèmes sociaux.
Les gens ont toujours peur de quelque chose, des taxes,
du mauvais œil … ». Amira Aboul-Magd poursuit ensuite
son approche sociologique, essayant de voir clair à travers
le prisme. Elle évoque la nature des héros décrits souvent
par les auteurs : « Ils construisent leurs intrigues autour
de valeurs et principes plutôt qu’autour du héros. Ils
ne considèrent pas ce dernier comme un personnage à part
entière, mais comme un outil de narration ou d’explication.
Cela provient peut-être du fait que l’on perçoit l’enfant
comme un prolongement de soi, de l’adulte et non comme
un humain ». L’une des expériences dont elle est fière
a été sa collaboration avec l’analyste et essayiste, Abdel-Wahab
Al-Messiri, lequel a publié chez Dar Al-Chourouq les contes
écrits il y a 20 ans, à l’attention de ses enfants. Ce
dernier a retouché les contes universels comme Le Petit
chaperon rouge ou Cendrillon afin de les « égyptianniser
» et les imprégner de son cachet philosophique.
Le
crayon en main, dans l’attente du prochain manuscrit,
écrire son propre texte lui chatouille parfois l’esprit.
Amira pense déjà à une idée dont les événements se déroulent
au Caire et où l’on voit vraiment la ville par les yeux
d’un petit garçon contemporain : le bus rouge du transport
en commun, le pont Qasr Al-Nil … Bref, un ouvrage qui
visualise la mémoire contemporaine et crée un lien entre
les enfants de cette génération très hétérogène. « Les
publicités et les anecdotes issues de pièces de théâtre
célèbres constituaient à titre d’exemple une référence
commune à ma génération. Actuellement, les écarts entre
les gens sont tellement énormes qu’ils ne possèdent plus
de liens communs. A travers ce genre d’ouvrages dont je
rêve, on pourrait donner lieu à une culture populaire,
à un lien entre les enfants de cette génération, qui regardent
chacun sa chaîne télévisée ou qui vont chacun dans une
école très différente selon qu’ils sont riches ou pauvres
». Le sujet lui tient à cœur. Elle, qui a fait ses études
chez les religieuses catholiques de Saint-Clair, ensuite
à l’Université américaine du Caire, ressentait moins les
écarts sociaux et les divergences. Dans le temps, les
écarts n’étaient pas aussi flagrants, aujourd’hui elle
essaye de les réduire à sa façon. |