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Insolite . Les attaques des criquets pèlerins et de nombreux autres phénomènes ont réveillé chez les Egyptiens des craintes ancestrales avec l’idée d’un châtiment divin.

Les dix plaies d’Egypte

Criquets, salaawa, termites ... La liste des fléaux qui frappent l’Egypte s’allonge. La une des journaux doit comporter depuis quelque temps une information qui paraît insolite où il est question d’une sorte d’attaque de la part d’insectes ou de bêtes quasiment diabolisés. « C’est une malédiction divine, parce que les Egyptiens commettent beaucoup d’erreurs et subissent le courroux de Dieu. Ils se sont éloignés de la religion », affirme Amr, architecte. Il n’est pas le seul à penser de la sorte. Nihad, femme au foyer, raconte que dès qu’elle a vu les criquets obscurcir le ciel, elle a demandé pardon à Dieu. « J’ai fait la prière pour que Dieu éloigne ce danger. C’est la colère de Dieu parce que nous avons dévié de la voie de la religion ». Certes, les Egyptiens sont connus pour leur foi profonde, mais d’ici à envisager un phénomène naturel, dont les dommages causés relèvent surtout des erreurs et négligences humaines, comme une malédiction, il y a quand même un pas qu’il est difficile d’expliquer. Sans doute le fait que ces nuées de criquets pèlerins qui ont envahi l’Egypte le mois dernier ont été accompagnées d’autres phénomènes curieux. A Alexandrie, des attaques de chiens errants ont fait renaître la légende de la salaawa. Une bête qui résulterait sans doute de l’accouplement d’un chien et d’un loup. Celle-ci avait fait parler d’elle au cours de ces dernières années dans les environs du Caire. On lui attribuait une force et une férocité extraordinaires et un caractère de loup garou. Elle attaque de nuit. Elle pourchasse les enfants. Personne n’a pu la décrire de la même manière. Elle aurait des yeux ensorceleurs qui semblent hypnotiser la victime avant de la mettre en pièces. Voire, on raconte aussi que la salaawa est une sorte de bipède. Elle gravit les marches des escaliers, frappe à la porte et s’attaque à celui qui lui ouvre.

Entre légende et réalité, il y a une grande distance, mais somme toute, il y a une tendance générale à la panique et à donner un aspect métaphysique à ce phénomène.


Une logique malmenée par la répression

Selon Abdel-Hamid Hawas, folkloriste, ce genre de fléau s’attaque à de nombreux pays, mais en Egypte, « étant donné que les pouvoirs publics ne font que présenter la vie en rose, relevant que tout va superbement bien et que toute situation est sous contrôle, lorsqu’un imprévu arrive, les gens croient à l’exceptionnel ou au surnaturel ». Les mentalités sont peu portées sur la causalité. Dans une atmosphère où l’explication scientifique est absente, il devient plus facile de recourir à des arguments religieux. Ainsi, un journaliste du quotidien Al-Ahram donne plusieurs raisons à cette malédiction : « Les vidéoclips osés, les scènes de nus dans les films et feuilletons, la maudite Chakira, et ces millions que l’on dépense sur les chanteurs et acteurs ». Et de relever : « La leçon nous a-t-elle été infligée pour que l’on se réveille après un long sommeil ; que Dieu est effectivement en colère contre nous ? ».

Comme de nombreux autres commentateurs, Saadani flotte entre cette explication qui serait fataliste et la négligence qui explique ce genre de fléau. « L’attaque des criquets était attendue, la FAO a fait plusieurs mises en garde. Et même lorsque ces insectes voraces ont dévoré plus de 38 % des récoltes, le ministère de l’Agriculture criait haut et fort : on a anéanti 95 % des essaims. Alors où sont les criquets ? ».

D’ailleurs, on raconte que lorsque le nouveau ministre de l’Agriculture, Ahmad Al-Leissi, qui a occupé ce poste suite à l’inamovible Youssef Wali, a donné une conférence de presse sur les criquets, au siège du ministère, soulignant d’un ton plein d’assurance que la vague avait été repoussée et qu’elle ne reviendra plus, des essaims ont vite fait de mener une offensive sur le bâtiment même. A l’intérieur, les fonctionnaires qui ont fermé les fenêtres ont parlé d’une justice divine. « Le ministre a été confondu de la plus belle manière parce que lorsqu’il a pris possession de ses fonctions, il a limogé tous les cadres nommés par l’ex-ministre, y compris ceux du département de la lutte contre les criquets ». Dieu a donné victoire à Youssef Wali, s’est écrié une fonctionnaire qui fait partie des partisans de l’ancien ministre. Fatalité en tout, même pour les querelles administratives.


Des criquets qui arrangent tout le monde

De toute façon, la population a tenté de faire ce qu’elle a pu : enfumer le ciel en brûlant la paille de riz et les ordures, et en tambourinant pour effrayer les nuées. D’autres sont allés à la mosquée pour faire une prière. On a même brûlé de vieux pneus tant et si bien que les prix de ces derniers ont augmenté de 3 à 35 L.E. Décidément, les affaires sont les affaires.

Cuire les criquets à toutes les sauces, c’est le cas de le dire. Ils ont pu servir à la défense de toutes les causes. Le chef du comité des fatwas (avis religieux autorisés), Abdel-Hamid Al-Atrache, s’est mis de la partie. « Manger les criquets est licite sur le plan religieux. C’est même un devoir national pour aider le gouvernement à lutter contre eux. Rassurez-vous, les criquets sont propres ; ils ne se nourrissent que de plantes ». En fin de compte, il autorise aussi d’autres bêtes comme les papillons, les vers, les chats et les chiens.

La fatwa, si insolite soit-elle, a quand même provoqué des remous. On y a vu une sorte de confirmation de l’humiliation ressentie par un peuple pauvre qui voit renchérir les prix de tous les produits de base, y compris le pain. L’écrivain Sakina Fouad relève : « On a déjà donné à manger aux Egyptiens les pattes de volaille, n’est-ce pas suffisant ? Les Egyptiens ne se sont jamais nourris de criquets. Si d’autres peuples pratiquent la cuisine des insectes, nous ne l’avons jamais fait. La fatwa est une grande humiliation ».

De toute façon, avec l’attaque des criquets, le spectre de la disette s’est rapproché. Les gens craignent une hausse vertigineuse de tous les produits en 2005. Les champs dévastés, les légumes augmenteront, les volailles aussi, puisque leur nourriture a été détruite ... On fait des provisions : des gens achètent de grandes quantités de céréales pour faire des stocks. C’est une terreur héréditaire qu’explique Hawas par des facteurs « d’ignorance, de pauvreté et de répression. Personne chez nous n’est autorisé à penser ». Il faut dire, il est vrai, que dans les périodes de crises politique et économique, d’autres peuples ont eu à passer par de mêmes phénomènes où l’imaginaire collectif ajoutait à la réalité.


La bête du Gevaudan

L’exemple le plus intéressant vient de France. C’est celui de la bête du Gevaudan qui ressemble à notre salaawa nationale. Durant près de 3 ans, du 30 juin 1764 au 19 juin 1767, une centaine de meurtres ensanglantèrent le Gevaudan (un ancien comté correspondant aujourd’hui à la Lozère), l’Auvergne, le Rouergue et le Vivarais. Tous les mois, le nombre de victimes augmentait ; il s’agissait principalement de femmes, de jeunes filles et d’enfants des deux sexes.

Tous les récits des survivants ou des témoins de ces drames désignaient un animal. Mais les blessures, jugées inhabituelles, suggéraient plutôt une « bête » hors du commun. C’est ainsi que l’énigme s’arrêtera, non résolue. De nombreux auteurs vont donc s’emparer du sujet en traitant cette histoire comme une intéressante énigme zoologique. La bête à l’époque est pourtant considérée comme un animal réel (loup) fantastique (hybride d’ours ou de singe), exotique (babouin ou hyène), comme un instrument divin (créature du diable ou punition de Dieu) ou encore comme un homme métamorphosé en animal et que l’on appelle plus communément loup garou.

Face à l’insaisissable, on peut affabuler. Mais que va-t-on faire d’ici le mois de mars prochain ? Une nouvelle attaque de criquets est attendue. Le ministère va-t-il prendre les mesures nécessaires et mettre fin au mythe ? Quoi qu’il en soit, les criquets sont une sorte de fantôme qui revient de temps à autre. Le Coran, dans la sourate d’Al-Aar, verset 133, relève : « Nous avons envoyé contre eux l’inondation, les sauterelles, les poux, les grenouilles et le sang, comme signes intelligibles. Mais ils étaient remplis d’orgueil ! C’était un peuple criminel », en allusion à Pharaon ennemi de Moïse : les dix plaies d’Egypte. Aujourd’hui, Saadani explique : les sauterelles sont notre châtiment à nous, Arabes, pour que nous nous réveillions. Et les poux, les grenouilles et le sang ? Les poux, c’est peut-être les soldats israéliens. Les grenouilles, c’est le Conseil de sécurité qui saute d’une cause à l’autre sans les résoudre. Et le sang ? C’est celui versé par les Américains en Iraq .

Ahmed Loutfi
Hanaa Al-Mekkawi

 

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