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Mohamad Mostagab réinvente sa propre histoire. Dans Qiyam wa inhiyar Al-Mostagab (Gloire et décadence des Mostagab), il utilise la parodie pour relater le récit du Loup, prototype du despote, épouvantail du village.

Le loup

Dieu, préserve-nous du menteur, du pernicieux, de celui dont la voix est désagréable et mets à nu — Oh Tout-Puissant — les intentions de l’hypocrite, du fourbe, du manœuvrier, et fais-lui courber l’échine de honte, et épargne-nous, toi le Miséricordieux, toute parole mauvaise qui porte les larmes aux yeux, trouble l’esprit et brise le foyer, et aide-nous, toi le généreux, à comprendre l’histoire de Saïd le noir qui ne fut jamais noir, et qui fut, pendant les premières vingt-cinq années de son existence, un homme joyeux et dispensant la joie autour de lui, chantant en passant à côté des funérailles, poussant des youyous à l’entrée des cimetières, se faisant gifler ou parfois tirer les oreilles par les gens qui l’agonisaient ensuite de malédictions appelant le Tout-Puissant à ce qu’un loup l’éventra un jour de ses crocs, dans un village où personne n’avait jamais vu de loup.

Le destin voulut que Saïd le noir traversa un jour l’ouest du village, hurlant, se lamentant et appelant au secours, semant la panique chez les chevreaux et dans les repères des corbeaux : « Au loup, au loup ! ». Au même moment, la main de Mahmoud Abou-Ali tenait fermement celle de Hag Abdel-Bar, scellant l’alliance des deux familles par les liens du mariage sous les invocations du maazoun. Toutes les discussions, les disputes, les querelles de dettes et de litiges cessèrent : « Au loup, au loup ! ». Les deux mains en furent troublées et se rétractèrent. Menteur, fils de menteur ce Saïd le noir qui imite les histoires des écoliers.

« Au loup, au loup ! ». Lui barrant la route, un malabar lui asséna fermement un coup qui le jeta à terre. Les tuteurs des futurs mariés unirent de nouveaux leurs mains incertaines à celle du maazoun, emplissant l’air de tirs de fusils et de liesse. « Au loup, au loup qu’il dit. Menteur et fils de menteur ». Et la liesse emplissant l’air devint encore plus bruyante.

Le jour suivant, Friga revint, éplorée, les yeux hagards, cherchant partout la trace de sa brebis. Les gens s’en esclaffèrent en se frappant les cuisses.Comment un berger pouvait-il égarer son unique brebis ? Sauf si le berger était. Les rires redoublèrent, réveillant de vieilles histoires semblables, à propos de gens qui avaient perdu des dromadaires, des ânes et des chèvres. Les discussions tournèrent autour de périples célèbres d’aïeux qui affrontèrent des esprits, des singes, des ogres et des monstres. Le poète dit : « Ne transperce la nuit que le cheval et le fusil ». Mais en vérité — comme tout le monde sait — ne transperce la nuit que la montagne et le sens de l’honneur. Et dans un couplet oublié et que l’on se remémore les jours d’allégresse, il est dit : « Le chef de village chevauchant un âne a rencontré le loup diurne qui lui a dit : Cavalier, je suis le loup. Et il a montré le ventre de l’âne ». Un matin ensoleillé, l’ânesse de Samaan, affolée, revint des champs, butant sur les pierres, brayant sur le chemin en terre battue, sans Samaan. Pris de colère, Mohamad Abou-Sadeq courut prendre son fusil et se rua vers les champs. Cinq jours après, une bufflonne inconnue déboula dans les maisons, ses mamelles en sang. Friga de nouveau, toujours éplorée et se lamentant, se mit à la recherche de son petit fils cette fois-ci. Sur les mastabas et sous les éclairages, des lampes à pétrole commencèrent à se raconter des histoires décrivant le loup avec son museau rouge, ses yeux de feu et ses griffes sanglantes. Les vieilles femmes du village obstruèrent les lucarnes avec de la glaise au point que les maisons se trouvèrent plongées dans l’obscurité, et les propos les plus grotesques furent débités sur la couardise, le courage et le pipi coulant dans les pantalons. Les gens se mirent à avoir peur des petits matins, des crépuscules brumeux, des méandres des cours d’eau et des courbures de l’horizon. Déferla alors un flot de visions — toutes aussi pleines de certitudes les unes que les autres — selon lesquelles le loup était arrivé blessé, venant de contrées sauvages et lointaines, par une nuit glaciale, fuyant sa horde affamée qui voulait le dévorer. On disait également que ce loup errant autour du village ne s’attaquait ni aux personnes purifiées, ni aux braves, ni aux orphelins, ni aux marchands d’épices, qu’épuisé par le chagrin, il errait, humant la rosée et que, éploré par la solitude, il gémissait telle une colombe désespérée. On disait aussi que, pris d’angoisse, il en était troublé et cherchait à se rassurer en se frottant, telle une chatte, contre les troncs d’arbres ; qu’éreinté par l’errance, il devenait poète à la recherche de l’ombre protectrice des poèmes, puis pris de nostalgie, il devenait un astre de nuit, haletant entre les nuages. Après cela, disait-on encore, son instinct de loup se réveillant en lui, il devenait une bête sauvage, s’abattant sur les cous des agneaux et attaquant les ventres des vaches. Le village se retourna contre les hommes valides, les accusant de lâcheté, de couardise et de pusillanimité. Tant par gausserie que par désir de vexer, les villages voisins se mirent à le désigner par « le village des loups ». Puis, un jour, les hommes se rassemblèrent une fois dans la grande maison commune, deux fois dans la demeure du chef de village et une fois sur la petite place. Et entre chacun de ces rassemblements, deux ânons et deux agneaux furent mordus, on perdit une chèvre, un fusil et trois chiens. Une brigade fut formée avec les meilleurs fils de familles, prête à retourner ciel et terre. La brigade armée fouilla de fond en comble les cimetières, les forêts de plantations de canne à sucre, les siphons des canaux, les réserves de bois de chauffe, les repaires des hiboux, les ombres des nuages, l’obscurité des crevasses, les canalisations d’irrigation. Entre une battue et une autre, les hommes en campagne s’accordaient un moment de repos dans les cafés ; mangeant, buvant et spéculant sur l’affaire du moment.

Puis ils se regroupaient de nouveau et reprenaient résolument leur traque autour du village. Le canal déborda à la date prévue, mais aucun d’eux ne fit attention à l’irrigation des terres. Des gens importants du bourg décédèrent, mais aucun d’eux ne put participer aux obsèques. Le jour du grand souk arriva, mais ils ne participèrent pas à l’événement. Les villages voisins fêtèrent le jour du saint patron Al-Cheikh Abi Haroun, mais personne ne se préoccupa de l’absence de leurs délégations. Les épis de maïs et les épis de blé tombèrent, implorant récolte, moisson et fauchage. Les gens redoublèrent d’ardeur enragée à acquérir des armes, à dépoussiérer des couplets et des histoires de leurs aïeux victorieux de toutes sortes de monstres. Des blagues et des anecdotes se mirent à être racontées pour distraire un peu les hommes en arme. Puis, les bonnes nouvelles se mirent à arriver : Farag Al-Qommos avait découvert le cadavre décomposé du loup dans une caisse contenant des ossements. Abdine Al-Qoussi avait retiré, dans un seau, les os du loup d’un puits situé à l’ouest du village. Sous le foin qu’il enlevait, Abdel-Aziz Abou-Khalil avait trouvé le cadavre du loup, ratatiné et desséché. Gad Abou-Gid avait obstrué les ouvertures du four en terre où s’était réfugié le loup et y avait mis le feu et tout le monde avait humé l’odeur de la chair brûlée. Les hommes en armes s’assirent et se mirent à ruminer les différentes fins du loup qui coïncidaient avec l’arrêt des attaques contre les bêtes domestiques.

Cette journée-là était belle et agréable. Des hommes étaient attablés aux cafés, certains sur les chaises, d’autres à même le sol, tenant dans leurs mains les verres de thé, les fusils, la fatigue, les histoires et les anecdotes et les prémices de l’apaisement, tandis que la brise du crépuscule caressait les branches, les franges des turbans, les pointes des moustaches et les manches des tuniques. La rue principale, large, traverse le village — venant du désert et débouchant sur le désert — en longeant le café. La chose parut d’abord tout juste un jeu mouvant d’ombre et de lumière, quand il apparut au bout de la rue, s’avançant lentement. Le loup. Il s’avançait, tête levée, humant l’air de sa truffe rouge, hirsute, poussiéreuse comme s’il sortait du fin fond d’un antique tombeau. Le loup. Et tous les regards s’étaient tournés vers lui. Ou plutôt vers elle. car ce n’était pas un loup, mais une louve. Une louve aux yeux sombres, entre les pattes de laquelle sautillaient quatre louveteaux, jouant avec ses mamelles qui se balançaient, pleines, le long de son ventre. Elle continuait à s’avancer le long de la rue. Tout s’était tu et on n’entendait plus que le bruit des mamelles de la louve heurtant les têtes des louveteaux. S’arrêtant un instant devant les hommes, la grande louve fixa ses yeux étroits et lançant des flammes sur les gens, sur les verres, sur les fusils, sur les turbans et sur les moustaches. Elle demeura là comme pour leur donner l’occasion de bien la regarder, puis elle se remit en route avec ses louveteaux qui s’éloignaient d’elle, puis la rattrapaient en jouant et en sautillant. Elle continua à marcher jusqu’à ce qu’elle eut disparu au bout de la longue rue. C’était de là qu’avait déboulé Saïd le noir — et qui n’avait rien de noir — terrorisé et hurlant : « Au loup, au loup ! ». Les mains se levèrent, lui jetèrent de la terre à la tête, le frappèrent au visage, lui tirèrent les oreilles, puis l’agonisèrent de malédiction et appelant à ce que son ventre fut déchiqueté par une hyène, dans un village où personne n’avait jamais vu d’hyène .

Traduction de Djamel Si-Larbi

Mohamad Mostagab

Né en 1938 à Dayrout, en Haute-Egypte, Mohamad Mostagab vivait au début de sa vie de petits boulots, ouvrier agricole, aide couturier, aide calligraphe, manœuvre à la Compagnie du Haut-Barrage à Assouan, avant de devenir agent administratif à l’Académie de langue arabe. Depuis, il est devenu nouvelliste et chroniqueur. Et plus connu, à partir de la publication de son récit Riwaya an al-tarikh al-sirri li Noamane Abdel-Hafez, 1983, (traduit en français chez Actes Sud en 1997 sous le titre Les tribulations d’un Egyptien en Egypte) et pour lequel il a reçu le Prix national des lettres. Il a depuis publié des recueils de nouvelles, dont Dayrout al-chérif (1984) et Qiyam wa inhiyar Al-Mostagab, Gloire et décadence des Mostagab.

 

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