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Salah
Jahine,
fils d'un substitut du Parquet, est né dans
le quartier de Choubra en 1930. A l'âge de 4
ans, il a écrit son premier poème,
apprécié par ses parents, qui le
forceront néanmoins plus tard à
suivre des études de droit. Des
études qu'il ne tardera pas à
abandonner pour faire des petits boulots, lui
assurant indépendance et liberté. Au
début des années 1950, il fera son
entrée dans le magazine Sabah
Al-Kheir, en tant que caricaturiste. Il
inaugura alors, avec Georges Al-Bahgouri et
d'autres dessinateurs de renom, la caricature
politique. A partir de 1967 et jusqu'à sa
mort, en 1986, il travaillera à
Al-Ahram. Entre-temps, il publiera cinq
recueils de poésie.
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Salah
Jahine a
su se créer un genre littéraire qui
lui est propre, où les images les plus
incongrues se côtoient dans l'enchantement du
dialecte égyptien. Nous publions quatre
poèmes tirés de son recueil An
Al-Qamar wal tine (De la lune et de la
terre).
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La
leçon est
terminée
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La leçon est
terminée ; ramassez les cahiers
Avec le sang qui, sur leurs pages, a
coulé :
Au Palais des Nations-Unies
Un concours de dessins d'enfants.
Que penses-tu des tâches rouges
Ô chère conscience du monde ?
Elles appartiennent à une fillette
égyptienne, brune ;
Une de mes brillantes élèves.
Son sang dessine une rose
Dessine l'emblème d'une
révolution,
Le visage d'un complot,
Des créatures tyranniques ;
Dessine le feu
La honte
Sur le sionisme et le colonialisme
Et sur le monde qui, devant eux, patiente
Ne dit mot des vilenies des diables.
La leçon est terminée
Ramassez les cahiers.
Que pensent les hommes à l'esprit libre
De cette idée gravée de sang
D'un enfant pauvre, né dans
l'épreuve
Mais demeuré bon, le sourire aux
lèvres ?
Le sang de l'enfant-paysan
Dessinant le soleil levant
Dessinant un crocodile
Avec un millier d'ailes
Dans un monde hanté de fantômes
Mais au cur insouciant
Et le monde
Ne dit mot des vilenies des diables.
La leçon est terminée
Ramassez les cahiers.
Qu'en penses-tu ô peuple arabe
Qu'en penses-tu ô peuple de libres ?
Le sang des enfants s'en vient à toi
rampant
Et demande : vengez-vous des tyrans ;
Il coule sur les feuilles
Epelant les noms
Exigeant des pères
De venger leurs enfants ;
Il dessine une épée
Abattant le faux et le mensonge
Puis brille tel un soleil d'été
Dans un monde où la lumière est
devenue ombre,
Et le monde
Ne dit mot des vilenies des diables.
La leçon est terminée
Ramassez les cahiers.
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Cocktail
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Un cocktail
diplomatique
Au siège d'une organisation
mondiale :
Sons de causeries douces et vivantes,
Semblables au pétillement d'un champagne
français ;
Odeur parfumée de cigarettes
Quelques tenues nationales
Des plateaux de mezze
Des verres qui vont et viennent.
Le Soviétique
boit naturellement de la
vodka
Le Chinois prend une photo près du
whisky
L'Américain mange du caviar sec.
Arrive l'invité israélien,
Le rire mielleux
Il salue toute l'humanité
Puis se saisit du verre avec un entrain
d'artiste ;
Demande au serveur encore plus de
glaçons
Il boit, il boit
A la santé de l'homme de partout
Celui des hommes et des femmes
Celui du Japon
Du Liban
Et encore, du Liban
Puis il monte en chaussures sur la petite table
Ecrase les mets populaires ;
Laisse son rire éclater
Et d'un geste inconvenant
Il transforme l'endroit en porcherie
La soirée officielle s'électrise
On entend dire : non non ... non non
C'est une atteinte à
l'étiquette.
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Naissance
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Ma naissance
remonte à trente ans dans le temps
Tels les épées et les porteurs d'eau,
elle est devenue Histoire
Tels les Circassiens, les chandelles et le
Sultanat
Tels les chevaux ... tant d'années,
perdues les unes dans les autres
Le Caire, et ses mille minarets en bougeoirs
Adam marié à Boulaq, et Eve dans un
harem
Le Caire, et ses gens, des vers au fond de la
nuit
Adam et Eve en train de lire Tewfiq Al-Hakim.
Il lui chante en kurde, elle lui chante une
mélodie d'ailleurs
Et moi, d'en haut, je donne le ton,
Sortant telle une grappe des vignes du
néant
Goutte de vie extraite de la mamelle des
nuages.
Adam et Eve m'ont ballotté dans l'air
Comme un oreiller de plumes ; ils ont
joué au lit.
J'ai crié ; ils ont étreint
ensemble le cri
Je me suis endormi, heureux, dans le berceau de
soie
Mon grand-père a levé ma main du bout
des doigts
Sa moustache en rires a plissé le coin de
ses yeux
Un nourrisson mâle porté avec une
infinie tendresse.
De Dieu protégé ; et d'anges
entouré.
Cet enfant qui dort souriant
Derrière les remparts de sa trentième
année,
Est-il ce mélancolique, cet homme
obèse
Est-ce moi-même ô Dieu
Ou est-ce un autre ?
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Le compagnon de ma vie
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Vingt
ans :
Mon âge à moi.
Moi le vieux décrépi et triste
Moi le vieux, sans que ne soient passées les
années
Moi le vieux avant la quarantaine
Mon âge en ce jour
Malgré l'amertume
dans la vie de la fleur
est vingt ans.
J'avais un ami, c'était mon meilleur ami
Il m'a appris comment vieillir
prématurément
J'ai assisté à la naissance de chaque
cheveu blanc
Traversant ses favoris tel un
météorite filant,
Tel l'éclat de l'épée de la
justice dans la mêlée
Tel un croissant de l'Hégire fusant au
milieu des ténèbres,
Racontant l'Histoire du monde, en
vérité et en paraboles.
Tel l'alphabet, avec un crayon d'ardoise
Il m'enseignait avec les cheveux blancs.
Professeur d'Histoire, et maître en
Histoire.
Je l'ai rencontrée il y a vingt ans ;
il m'avait parlé
Alors que j'étais encore dans l'ombre
Il m'a appris à devenir homme
Il m'a légué l'étendard de la
lutte
Il m'inspire encore et toujours
Son ombre me soutient lorsque je
m'écroule
Il me rassemble,
Me redresse
Je pars revivifié
Le cur encore plus fougueux
Nourrisson ... vieux ...
décrépi ... triste
A l'âge de vingt ans.
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Traduction de
Mohamed Sehaba
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