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Mohamed Abdel-Ghaffar : La guerre en Ukraine a révélé la fragilité énergétique de l’Europe

Osman Fekri , Mercredi, 12 octobre 2022

Mohamed Abdel-Ghaffar, président du Conseil économique africain et du Centre pour la gestion des crises et les études de l’avenir, analyse les répercussions de la crise énergétique provoquée par le conflit ukrainien.

Mohamed Abdel-Ghaffar

Al-Ahram Hebdo : L’Europe et le monde souffrent d’une crise énergétique due à la guerre Russie-Ukraine. Quelle est votre évaluation de la situation actuelle ?

Mohamed Abdel-Ghaffar : La facture de la guerre russe contre l’Ukraine est exorbitante et pourrait dépasser la taille du PIB de l’Union Européenne (UE) en 2022. Alors que les Etats-Unis tentent d’utiliser les sanctions commerciales pour faire pression sur la Russie, qui produit 10 % de l’énergie mondiale, dont 17 % de gaz naturel, les Banques Centrales des Etats-Unis et de l’Europe ont commencé à augmenter les taux d’intérêt. Mais l’Europe hésite à cibler le secteur énergétique russe pour punir Moscou, car cette guerre a révélé la fragilité de l’approvisionnement énergétique du continent européen, vu que l’Allemagne et de nombreux pays européens dépendent fortement des importations de gaz naturel russe, après avoir décidé ces dernières années de fermer les centrales nucléaires et de réduire l’utilisation du charbon. Ce qui n’a fait qu’augmenter les besoins énergétiques de l’Europe et sa dépendance du gaz russe qui a fait exploser les prix du gaz et de l’électricité dans de nombreux pays européens qui ont commencé à craindre l’arrivée de l’hiver. La Russie approvisionne le continent européen en gaz naturel à hauteur de 37 %, et il est normal que soient affectés tous les secteurs productifs qui utilisent l’énergie en provenance de la Russie, tels que l’aéronautique et les industries du bois et de l’électricité, en particulier dans des pays comme l’Allemagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et d’autres pays qui ne seront pas en mesure d’assurer des alternatives rapides aux importations russes. Le secteur agricole sera aussi fortement affecté car il utilise des engrais en provenance de la Russie et importe les grains et les huiles. Sans oublier le secteur du transport aérien, à la suite de la fermeture de l’espace aérien européen aux vols en provenance de la Russie.

— Les pays de l’UE réussirontils à trouver des alternatives aux importations du gaz russe ?

— En premier lieu, ils essayent d’augmenter leurs stocks pour l’hiver. Jusqu’à présent, la France possède un stock de 90 %, ce qui est supérieur à la moyenne européenne qui est de 80 %. Mais certains pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Hongrie sont encore loin de ce taux. Tous les regards sont tournés vers la Norvège, qui couvre près de 20 % des besoins de l’Europe en gaz naturel. Une autre solution est le Gaz Naturel Liquéfié (GNL). En effet, les pays européens frappent aux portes des producteurs, comme l’Algérie pour l’Italie et la France, ainsi que le Qatar pour l’Allemagne. En outre, Berlin se dit « dans une bien meilleure position » pour contrer les « menaces » russes, selon le chancelier Olaf Scholz. Pour éviter la possibilité d’une pénurie de gaz, Berlin s’est fixé une série d’objectifs en juillet dernier pour atteindre un stock de 95 % des besoins d’ici le 1er novembre, avant le début de l’hiver, en adoptant une série de mesures pouréconomiser les ressources, notamment en augmentant l’utilisation du charbon, et en réduisant la consommation d’énergie des bâtiments publics et des centres commerciaux. L’Allemagne a également alloué la somme de 1,5 milliard d’euros pour l’achat de GNL afin de sécuriser ses approvisionnements, notamment auprès du Qatar et des Etats-Unis. A son tour, l’Espagne a eu recours au GNL américain. Par ailleurs, au printemps dernier, Bruxelles et les Etats-Unis ont signé un accord pour importer 15 milliards de m3 supplémentaires d’ici la fin de l’année, mais cette option reste plus coûteuse et plus polluante que le transport de gaz par gazoduc.

— Les médias parlent d’efforts européens pour relancer le projet de gazoduc MidCat reliant la France et l’Espagne à l’Algérie. Quelle est la véracité de ces propos ?

— Ce projet a été lancé en 2013 puis abandonné en 2019 en raison de désaccords entre Madrid et Paris sur son financement. Il visait à transporter du gaz de l’Algérie vers l’Europe centrale via l’Espagne. Les médias espagnols ont indiqué que la clé de réussite du projet MidCat réside dans le succès de la médiation française pour régler les différends diplomatiques entre l’Algérie, l’Espagne et le Maroc. L’industrie pétrolière et gazière de l’Algérie représente 75 % de ses recettes budgétaires et 95 % de ses recettes d’exportation. Selon les chiffres avancés par le ministre algérien de l’Energie début 2020, les réserves prouvées de gaz naturel sont estimées à 5 300 milliards de m3, alors que les réserves de pétrole sont estimées à environ 10 milliards de barils. La production de pétrole est passée de plus de 1,5 million de barils par jour entre 2007 et 2008 à environ 950 000 barils aujourd’hui.

Mais en raison de l’importante augmentation de la consommation locale, les exportations de pétrole sont passées d’un million de barils par jour à 500 000 barils, et les exportations de gaz à moins de 65 milliards de m3 par jour. L’Algérie dépend actuellement du GNL pour ses exportations, ce qui permet une flexibilité pour approvisionner les marchés régionaux, dont 67 % des exportations se font par pipelines. L’Algérie possède 3 gazoducs ; le Transmed s’étend sur une longueur de 550 km sur le territoire algérien et 37 km en Tunisie et en Italie. Il y a également le Medgaz, reliant les installations algériennes de Béni Saf jusqu’au port d’Almeria en Espagne qui fonctionne avec une capacité de 8 milliards de m3. Et enfin, le gazoduc GME qui traverse le Maroc, mais qui a été abandonné à la demande de l’Algérie. Ces pipelines sont stratégiques pour le pays afin de répondre à ses engagements internationaux en exportations de gaz. Mais il est probable que la consommation locale dépasse à l’horizon 2030 les exportations actuelles. Raison pour laquelle l’orientation vers l’exploitation des énergies renouvelables, solaires spécifiquement, est l’une des alternatives fondamentales.

— Les Emirats arabes unis et l’Egypte peuvent-ils exporter du GNL vers l’Europe ?

— Il existe des obstacles liés à l’infrastructure et il n’y a pas de pipelines suffisants à la lumière d’une demande accrue sur le gaz liquéfié. Les deux pays sont appelés à accroître leur capacité à produire du GNL. Bien que l’Egypte possède deux usines de gaz liquéfié, ils ne fonctionnent pas d’une capacité totale à cause des obstacles liés à l’infrastructure. Toutefois, l’Egypte et les Emirats comptent, dans deux ou trois ans, exporter chacun 6 millions de tonnes de gaz liquéfié.

— L’Egypte, les Emirats arabes unis, l’Algérie et l’Azerbaïdjan peuvent-ils compenser le gaz exporté par la Russie vers l’Europe ?

— Un nombre d’experts écartent la capacité de ces Etats à remplacer les importations européennes de gaz russe. Moscou avait exporté en 2021 environ 155 milliards de m3 de gaz naturel, sachant que l’Europe consomme environ 300 milliards de m3 de gaz. La capacité du gazoduc Shah Deniz d’Azerbaïdjan atteint 16 milliards de m3, dont 10 milliards seront consacrés cette année aux pays du sud d’Europe, et le reste ira aux consommateurs en Turquie. Il n’y a pas de possibilité d’accroître les flux de gaz à travers cette ligne à l’Europe aux dépens des consommateurs en Turquie.

Pour l’Algérie, ont émergé des opportunités d’accroître les approvisionnements en gaz vers l’Italie. Mais, en même temps, les relations entre l’Algérie et l’Espagne se détériorent, à tel point qu’il est possible que Madrid n’obtienne pas de gaz algérien.

— Quelle est la position de l’Afrique dans la crise énergétique mondiale ? Et quelle est l’importance du projet de gazoduc trans-saharien ?

— Le projet de gazoduc transsaharien, reliant le Nigeria, le Niger et l’Algérie, via la région du Sahel, contribuera à l’intégration économique intra-africaine vu les réserves énormes de gaz et de pétrole que détiennent les pays africains, ainsi que l’expertise et les ressources humaines.

L’expertise que détiennent des pays comme l’Egypte, l’Algérie, le Nigeria et la Libye est nécessaire pour effectuer des études de planification et d’ingénierie. Ce projet prometteur de gazoduc donne une meilleure chance au gaz nigérian, vu qu’il traverse les routes les plus courtes et les plus directes vers les potentiels clients de l’Europe qui souffre actuellement d’une crise énergétique à la suite de la guerre Russie-Ukraine. En effet, l’Europe est le premier bénéficiaire du gazoduc transsaharien, surtout qu’elle cherche un partenaire crédible garantissant sa sécurité énergétique. L’Europe peut d’ailleurs devenir un potentiel partenaire au niveau du financement.

— Comment l’Egypte peutelle accroître ses revenus des exportations gazières vers l’Europe ?

— Le projet de gazoduc qui relie la Côte-Nord de l’Egypte à l’Italie en passant par Chypre accroîtra la coopération continentale entre l’Afrique et l’Europe sur une superficie de 300 miles marins. Ce gazoduc permet ensuite d’assurer la liaison avec le reste du continent africain pour répondre à ses besoins en carburant bleu (carburant synthétique moins polluant) après l’arrêt des chaînes d’approvisionnement mondiales.

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