Vendredi, 29 mars 2024
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Quand les métiers du Ramadan se féminisent

Chahinaz Gheith , Mercredi, 20 avril 2022

Derviche tourneuse, messaharatie et récitatrice de Coran. Trois femmes ont déjoué les stéréotypes en conquérant des domaines réservés spécialement aux hommes au mois du Ramadan. Portraits.

Radwa, la danseuse spirituelle
Radwa rêve de fonder un jour sa propre troupe formée uniquement de danseuses.

Radwa, la danseuse spirituelle

 Le son du tambour et du ney s’élève dans le centre culturel Saqiet Al-Sawi, situé à Zamalek, au Caire. Vêtue d’une grande jupe aux couleurs chatoyantes, quatre tambourins en main, couvrant tantôt son visage, Radwa Saad El-Dine, la danseuse de la Tannoura arrive sur scène, tel un derviche tourneur, tournant dans un rythme soutenu pour garder sa jupe tendue. Sans s’arrêter, cette jeune femme de 31 ans pose les tambourins par terre et poursuit ainsi dans son mouvement giratoire, sur un air de fête, jouant des hanches pour moduler l’angle de la jupe, qui devient tantôt une grande roue à la verticale, tantôt un parasol à l’horizontale. En deux tours, elle enlève la jupe supérieure et commence à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre sur le pied gauche.

« La Tannoura, cette danse spirituelle et ancestrale pratiquée par les soufis, était jusqu’à récemment réservée aux hommes. Mais pourquoi pas les femmes ? », s’interroge Radwa, sur un ton très fier d’être la première femme danseuse de Tannoura en Egypte. Et d’ajouter : « Dans le soufisme, l’âme n’est ni masculine ni féminine. Etre derviche et femme ne va pas à l’encontre de cette spiritualité », lance-t-elle.

En fait, tout a commencé en 2008, lorsque Radwa, membre de la troupe Al-Nil des instruments populaires, a rencontré par hasard Sami Al-Séwissi, le célèbre danseur de Tannoura qui formait à ce moment une troupe pour femmes. Depuis, l’idée a germé dans son esprit et elle a décidé de s’y engager. « Jusqu’à très récemment, on pensait que la Tannoura est l’apanage des hommes car c’est très physique. Mais en réalité, il fallait juste en avoir envie et que le corps ait une bonne condition physique pour l’accepter. Il est vrai qu’au début, il y avait beaucoup de peur, la peur de la nausée, de la chute, du vertige. Mais avec le temps et l’expérience, j’ai réussi à acquérir une maîtrise de mon corps et cette sensation a disparu pour laisser place à une autre de plénitude », confie Radwa, tout en ajoutant que cette tâche n’était pas si facile pour une femme, même sa famille s’est opposée au début à son choix de cet art folklorique masculin. Elle raconte que, lors de son premier spectacle, sa mère l’a surprise en amenant son père qui n’avait aucune idée que c’était sa fille qui jouait. « J’ai été prise de panique et me suis arrêtée pour quelques secondes. Comme si, inconsciemment, j’étais en train d’enfreindre une règle. Mais c’était un grand défi, surtout que mes collègues me mettaient les bâtons dans les roues et prédisaient mon échec. La partie la plus difficile de la Tannoura est d’éviter les vertiges en se retournant avec des vêtements aussi lourds — les miens pèsent une vingtaine de kilos. Il faut garder l’équilibre malgré l’effet centrifuge dynamique pendant environ une demi-heure », explique-t-elle. Et, à la fin du spectacle, elle a entendu un tonnerre d’applaudissements. Dans les coulisses, des spectateurs sont venus la remercier en disant qu’ils ont été surpris de voir une danseuse, et lui dire n’avoir vu aucune différence de performance entre elle et un danseur. Remplie d’amour, dans un état d’extase mystique, Radwa reprend les gestes répétés mille fois de cette danse rotative, captivante et tente de communier avec Allah. Sans le savoir ou même le vouloir, elle tente de créer un mouvement vers un peu plus d’égalité, encourageant d’autres jeunes femmes à suivre sa voie et à briser les tabous.

 Dalal, la femme qui réveille les dormeurs


Dalal brise avec son tambour le silence de la nuit, appelant les habitants au sohour.

 Dalal, la messaharatie, a pu aussi prouver que la femme est capable de tout perfectionner. C’est elle qui réveille les dormeurs. C’est elle qui a la voix qui résonne, celle que les enfants attendent et suivent. Son chant vibre dans le silence de la nuit. Chaque jour du Ramadan, Dalal Abdel-Qader réveille avant l’aube les habitants pour le sohour, dernière collation avant une journée de jeûne. Tenant en main un tambour sonore et une baguette de bois, elle frappe sur son instrument et hèle les fidèles en criant : « Esha ya Nayem, Wahed Al-Dayem. Ramadan Karim. Esha ya Nayem Wahed Al-Razeq » (réveille-toi, ô plus vite et loue Allah. Bienvenue au Ramadan, ô mois du pardon), suivi de trois battements de tambour. Son trajet quotidien commence après minuit, parcourant les rues de sa région à Bassatine et le quartier de Maadi. Elle sort de chez elle et passe devant presque toutes les maisons du quartier et commence à appeler leurs habitants par leur nom. Malgré les difficultés de cette profession, Abdel-Qader, 48 ans, l’accomplit avec courage, volonté et force. Indifférente aux paroles des gens ou à l’obscurité de la nuit, elle explique : « Mon père était messaharati, il parcourait les différentes rues de Maadi chaque nuit sans ennui. Il aimait ce métier. Après sa mort, j’ai décidé de continuer dans ce métier proprement masculin, pour être la première femme messaharatie ». Et de poursuivre : « Etre messaharati n’est pas un travail, c’est une vocation et un devoir religieux. Moi, je sors de chez moi pour réveiller les gens pour qu’ils mangent et prient Allah ; comment donc avoir peur alors que je fais quelque chose de bien ».

Travaillant comme repasseuse le reste de l’année, Dalal confie qu’elle n’est pas payée pour le métier de messaharatie et qu’elle le fait par foi. Pourtant, chaque résident s’assure de lui donner un pourboire, soit avec de l’argent, soit avec de la nourriture, pour lui montrer sa gratitude à la fin du mois sacré pour ce qu’elle fait. Sans oublier la joie des enfants qu’elle appelle et qui la considèrent comme une héroïne des contes et c’est ça où réside le secret de son amour pour ce métier.

Malheureusement, ce métier, qui fait partie de l’héritage religieux et social de l’Egypte, est aujourd’hui en déclin. « De nos jours, le messaharati devient obsolète, les gens n’ont plus besoin de lui pour se réveiller et beaucoup restent éveillés toute la nuit. La jeune génération n’est pas intéressée par l’apprentissage du métier, d’autant plus qu’il sert à des fins nostalgiques. Le messaharati est non seulement l’un des nombreux charmes du mois du Ramadan, mais aussi un élément de son folklore, tout comme la lanterne et le canon de l’iftar. C’est pour cela que j’essaie de perpétuer cette tradition mourante, mais le progrès technologique est trop fort pour que j’y résiste », confie-t-elle.

 Zahraa, la psalmodie par une voix feminine

 
Al-Zahraa Layeq Helmi a réussi à prouver que la lecture du Coran n’est pas considérée comme une prérogative masculine.

Al-Zahraa Layeq Helmi pouvait entendre son coeur battre si fort qu’elle craignait que le microphone, placé devant elle, n’en capte le son. Les caméras ont cliqué. Elle ferma les yeux et commença à faire une récitation mélodique du Coran, lors d’une conférence de l’Organisation de la coopération islamique. Un événement sans précédent qui a ouvert la porte à une vive polémique en Egypte, étant donné que ce rôle est habituellement tenu par les hommes. Pour cette jeune fille de 19 ans, cette récitation, très médiatisée du Coran, a été une étape personnelle qui, espère-t-elle également, prouvera que les femmes ont un grand rôle à jouer en ce qui concerne la lecture du Coran considérée comme une prérogative masculine.

C’est dans un concours mondial en ligne sur la récitation du Coran intitulé « La Voix dorée » que cette jeune fille a remporté le premier prix. Aujourd’hui, elle compte 1,2 million d’abonnés sur Facebook, beaucoup l’encouragent. D’autres hommes et femmes la réprimandent dans des messages, l’exhortant à craindre Dieu ou arguant que sa voix peut tenter les hommes, une idée qu’elle rejette. En fait, l’inquiétude suscitée par la récitation publique des femmes découle de l’interprétation par certains de l’idée que la voix d’une femme fait partie de sa « awra », une intimité qui ne doit pas être exposée aux hommes pour éviter la tentation. Mais de nombreux érudits ont contesté l’argument selon lequel la voix d’une femme en elle-même peut être une « awra », affirmant que c’est ce qu’elle dit et sa manière de parler qui comptent.

Selon le chef du syndicat des Récitateurs du Coran, Mohamad Hashad, sur 10 000 membres du syndicat, il y a à peine une centaine de femmes et elles se concentrent sur l’enseignement de la mémorisation. Il a déclaré qu’il ne voyait personnellement aucune raison théologique d’arrêter les récitatrices publiques. « C’est plus pour des raisons sociales. Les femmes ne se sentent pas à l’aise d’être assises parmi les hommes pour lire le Coran », dit-il.

Cependant, Al-Zahraa estime que l’Histoire rapporte des noms de récitatrices, à l’instar de cheikha Mounira Abdo. Celle-ci était la première femme à réciter le Coran à la radio en 1920, en l’occurrence le cheikh Mohamad Réfaat. De nombreuses récitations ont été enregistrées par sa voix et elle a également enregistré pour les radios de Paris et de Londres. « Il faut que les gens commencent à y penser différemment. Il est temps que les récitatrices jouissent du même statut que les hommes, et qu’elles récitent le Coran à la télévision, dans des conférences et dans des compétitions », conclut-elle.

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