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Quand les jeunes disent non à la vie …

Dina Darwich , Mardi, 08 février 2022

Trois cas de suicide ont défrayé la chronique ces derniers mois en Egypte. Ils remettent sur le tapis un sujet délicat et rappellent la nécessité de prendre plus au sérieux les troubles psychiques et les pressions sociales. Enquête.

Quand les jeunes  disent non   la vie

17 septembre 2021. Une jeune fille se jette du sixième étage d’un centre commercial. Un choc. 27 décembre 2021. Un jeune homme se suicide dans son lieu de travail, un centre d’appels. Un deuxième choc. 9 janvier 2022. Une autre jeune fille se donne la mort. Un troisième choc.

Trois faits divers qui ont fait la une des journaux ces derniers mois. Des actes de suicide qui ont enflammé la toile provoquant un tollé dans la société égyptienne. La première victime, Mayar, était étudiante en médecine dentaire. Elle se sentait persécutée par sa famille et souffrait d’une grave dépression. La deuxième, Noureddine, est passé à l’acte en désespoir de cause après avoir vu son salaire coupé et avoir été humilié devant ses collègues. La troisième, Basant Khaled, est une lycéenne de 17 ans, qui s’est donné la mort après avoir subi un cyber-harcèlement sexuel.

Les trois victimes sont issues de la classe moyenne, qui constitue la majorité de la société égyptienne. Et les familles craignent avoir un enfant hanté par des idées suicidaires. Les facteurs économiques ne sont pas mis en cause, mais plutôt la dépression, le profond désenchantement face à l’avenir et la perte du goût de vivre, comme l’explique le psychiatre Ahmed Okacha. Indice: un dernier rapport publié par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) montre que les pays à revenus élevés ont un taux de suicide plus élevé que ceux à revenus intermédiaires. Pourtant, les chiffres dans divers pays arabes révèlent une certaine augmentation significative du phénomène de suicide, en particulier chez les jeunes. Selon l’organisation, le suicide est la quatrième cause de décès dans le monde chez les adolescents âgés de 15 à 19 ans. 700 000 personnes se suicident chaque année, et toutes les 40 secondes, une personne met fin à sa vie. En 2019, 3022 personnes se sont suicidées en Egypte, selon les statistiques de l’OMS. Pourtant, les chiffres officiels semblent être différents. Le Centre national de recherche sociale et criminelle a publié un rapport en 2020 dans lequel il indique que le taux de suicide n’avait pas dépassé 1,29 personne pour 100000 habitants. Autre chiffre. Le centre des médias du Conseil des ministres a déclaré, en 2019, que les données de la Banque mondiale montraient des taux de suicide très faibles en Egypte par rapport à d’autres pays du monde et que Le Caire est classé 150 sur 183 pays suivant le taux mondial de suicide.

Mais même si le phénomène est minime, pourquoi ces jeunes mettent-ils fin à leur vie ? Dr Hala Hammad, pédopsychiatre, pointe du doigt une culture tirée du Web. Et elle n’est pas la seule. «  Le mot essayer étant un terme facile chez les jeunes, la propagation d’une culture de rébellion à l’égard de la société et l’envie d’affirmer leur personnalité peuvent les conduire aux extrêmes, jusqu’au suicide », affirme Dr Soheir Loutfi, ancienne directrice du Centre national de recherche sociale et criminelle.

De son côté, la sociologue Hoda Zakariya estime que certains jeunes souffrent d’un manque de confiance en soi et ont des problèmes de communication avec la société, d’où une tendance hostile à son égard, ce qui les pousse à vouloir la punir en se donnant la mort et la blâmer pour être à l’origine du problème. « Ce qui les amène à se suicider de façon dramatique pour attirer l’attention. Le suicidé veut que les gens disent qu’il s’est donné la mort parce qu’il n’a pas reçu de soutien », explique-t-elle, en soulignant que « la plupart des jeunes vivent actuellement dans un monde virtuel, ce qui les conduit à s’isoler et les rend plus hostiles à l’égard de la société ». Le psychiatre Mohamad Al-Rakhawi évoque ce type de suicide, qui est le « suicide de la colère », dans le but de faire passer un message qui peut être politique, social ou personnel. Il affirme: « Certaines tentatives de suicide peuvent être faites uniquement dans le but d’attirer l’attention ou de demander, de manière indirecte, mais extrême, de l’aide ».

Pression sociale et familiale

De la société à la famille, d’autres facteurs entrent en jeu, exerçant une grande pression sur les enfants pour qu’ils deviennent plus tard une source de fierté pour la famille. Les parents font pression par exemple sur les adolescents afin qu’ils obtiennent les meilleures notes pour pouvoir postuler plus tard à des postes prestigieux. En plus, la famille éprouve une peur exagérée, à tel point que ces jeunes se sentent pris au piège et veulent se débarrasser de toutes les restrictions. Et ce, sans compter parfois le manque de confiance mutuel entre l’ado ou le jeune et les parents, ce qui peut avoir un impact sur la relation entre eux.

Les derniers mots rédigés par Basant Khaled à sa mère pourraient servir à argumenter ce qui précède. « Maman, j’espère que tu me croiras, je ne suis pas cette fille, ce sont des photos photoshopées, je ne mérite pas ce qui se passe. Je n’en peux plus. Je souffre terriblement, je suis fatiguée ».

La psychiatre Iman Gaber, directrice du département des enfants et des jeunes au Secrétariat général pour la santé psychique, partage cet avis. Elle ajoute que certaines familles ne remarquent pas que leurs enfants sont déprimés, pensant qu’ils sont encore jeunes et n’ont pas de responsabilités à assumer, tout en soulignant que la dépression et la maladie mentale en général n’ont pas d’âge.

Dans une interview menée par DW Arabic, Dr Ola Osama, consultante en psychiatrie et traitement de la toxicomanie à la faculté de médecine de l’Université du Caire, déclare que la famille doit faire la différence entre la dépression, une maladie, et la déprime passagère, un état d’âme, en soulignant que « la tristesse, le chagrin, le blues sont une réaction naturelle à certaines situations, tandis que la dépression est un trouble psychologique avec des symptômes pathologiques pouvant conduire une personne au suicide. Et elle répond à des facteurs personnels, sociaux ou génétiques ».

De plus, la famille égyptienne commet une faute en élevant ses enfants dans une certaine culture de luxe et de confort, leur évitant ainsi de faire face à la souffrance sous toutes ses formes, comme le décrit le psychiatre Al-Rakhawi, en ajoutant que la douleur fait partie de notre vie et que personne ne peut y échapper. Et ce qui aggrave la situation, d’après Hammad, c’est la stigmatisation sociale, toujours présente malgré une certaine évolution, associée à la psychothérapie. Ce qui empêche de nombreuses personnes d’être traitées, entravant ainsi les efforts de sauvetage pour les protéger de toute tentative de suicide si les familles interviennent tôt.

Les médias, quant à eux, jettent de l’huile sur le feu. Ils jouent un rôle négatif en se concentrant sur « le trend » et en véhiculant de tels gestes brutaux, d’après la sociologue Hoda Zakariya. « Ils se contentent d’enflammer la toile, à l’exemple de ce qui s’est passé lors des dernières couvertures des cas de suicide, intervenant dans la vie personnelle des victimes sans donner toutes les informations utiles sur l’augmentation des cas de suicide, ses raisons et les moyens de prévention », dit-elle.

Reconnaître les indices

pour éviter le passage à l’acte

Hammad signale donc les signes indiquant qu’un adolescent est déprimé et qu’il a besoin d’une consultation chez un psychiatre: l’isolement de l’adolescent, les troubles du sommeil (dormir trop ou avoir des insomnies), les troubles de l’appétit (manger trop ou très peu), les difficultés à se concentrer, notamment dans les études, la perte d’intérêt pour tout et n’importe quoi. Et dans ces cas, il ne faut pas attendre pour aller consulter un médecin, afin que la personne puisse suivre un traitement psychologique. « Négliger un traitement ou s’abstenir de prendre des médicaments peut provoquer des catastrophes et des effets psychologiques graves », ajoute Hammad.

Depuis le 4 janvier, le hashtag « #Le droit de Basant Khaled doit être rétabli » est devenu viral en Egypte. Face à cette mobilisation des internautes et aux articles publiés dans la presse, les deux hommes qui ont causé sa mort ont finalement été arrêtés. La police aurait également arrêté l’un des enseignants de la lycéenne, accusé d’avoir harcelé la jeune fille devant ses camarades. Un dossier épineux qui semble s’ouvrir en grand. Par ailleurs, un député a présenté un projet de loi stipulant que toute personne qui tente de se suicider doit être placée dans un hôpital psychiatrique pour une durée de 3 à 6 mois, afin de prendre les soins nécessaires et reprendre une vie normale. Et en cas de récidive après le traitement, elle sera condamnée à une amende entre 10000 et 50000 L.E.

Car que ce soit à travers la loi ou la sensibilisation des jeunes et des familles, l’essentiel est d’éviter que ces personnes passent à l’acte

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