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Victoria, récit d’un témoignage subjectif

Dina Darwich , Dimanche, 19 février 2023

Dans son premier roman, Victoria, l’écrivaine Karoline Kamel nous fait plonger dans le quotidien de la communauté copte à Al-Mahalla, sa ville natale, puis au Caire, où elle vient s’installer pour suivre ses études. Une oeuvre audacieuse, mais qui frôle parfois le cliché.

Victoria, récit d’un témoignage subjectif

La solitude, l’exil et le chagrin forment un trio qui a accompagné Victoria durant toute sa vie. Originaire d’une ville du Delta égyptien, elle va poursuivre ses études universitaires dans la capitale. Cependant, ces trois sentiments ne l’ont jamais quittée. Dans ce premier roman, Karoline Kamel, jeune journaliste et photographe, soulève les défis que peut affronter une fille copte de la classe moyenne provinciale, qui vient s’installer au Caire. Kamel commence par retracer l’ambiance électrique d’où elle vient, entre les musulmans et les chrétiens, minoritaires. On a l’impression de faire face à deux mondes distincts, parsemés de préjugés de part et d’autre. Et Victoria oscille entre ces deux mondes. La clé de survie est la phrase tirée de la Bible, exprimée par Moufdi, le père de l’héroïne, lui conseillant qu’elle doit être la loi qui régit sa vie au Caire : « Soyez prompt à plaire à votre adversaire, tant que vous êtes avec lui sur le chemin » (Matthieu 5 : 25).

La communauté copte à laquelle elle appartient semble s’enfermer davantage dans un ghetto pour préserver son identité et ses convictions, à savoir les prières du vendredi, les rituels de fête, etc. Les membres de cette communauté vivent entre eux et vont à l’église ensemble. Néanmoins, Victoria se retrouve dans une école que possède un salafiste musulman, car c’est la plus proche de leur maison. « Les gamins lançaient des pierres sur le bâtiment de l’église, chantonnant : l’église est incendiée, le prêtre est mort, il faut célébrer », dit-elle, en ajoutant qu’elle a de tout temps souffert de l’image clichée collée aux femmes coptes. « Ma mère me racontait qu’auparavant, elle n’avait qu’une seule collègue voilée, mais actuellement, elles portent toutes le voile, voire le voile intégral ou le tchador, ressemblant à des tentes noires. La plupart d’elles ont rompu tout contact avec elle, alors qu’elles passaient des heures à bavarder au téléphone ensemble ». Elle se sentait donc isolée et obligée d’être tout le temps sur la défensive. « Vous les chrétiennes, Dieu vous a créées jolies car il voulait vous offrir la vie alors que les musulmanes n’ont pas cette beauté car elles auront le paradis », lançait la couturière à sa mère.

Doublement activiste

L’écrivaine se porte à la fois comme défenseuse des chrétiens, mais aussi des femmes, tout court. Elle cherche à combattre les stéréotypes concernant les deux. D’où la percée de thèmes récurrents tels la discrimination, la sexualité, la féminité, le rapport au corps … Et en abordant ces thèmes, elle nous fait entrer dans le ghetto de sa communauté, pour savoir quelle éducation y donne-t-on à ses enfants ? Que pense-t-on de l’Autre ? Le père de l’héroïne, professeur d’histoire, semble, lui, avoir passé sa colère et son indignation. « L’histoire de l’Egypte a été falsifiée, pour ne pas appeler l’invasion arabe par son nom ! (…) Tout le monde est actuellement vêtu de djellaba ou de pyjama, Sadate a fait sortir les intégristes wahhabites par les ouvertures d’égouts », répètet-il à sa fille.

Les détails s’enchaînent, quelques phrases échangées avec le policier chargé de surveiller l’entrée de l’église, les jours de fête, le pot-de-vin versé par le fiancé de Victoria pour être embauché dans une compagnie pétrolière … L’ensemble de ces détails va dans le sens de confirmer la ségrégation ressentie par les personnages au quotidien.

La mort de la mère de Victoria est subie comme un véritable coup du destin. Ceci amplifie son sentiment de peur, de solitude et d’isolation. Au Caire, cette peur a continué de la hanter. La vie dans la capitale est terrifiante, rien que pour ses embouteillages et son chaos. A peine arrivée, elle devait affronter le harcèlement sexuel ; un passant a touché son arrière-train, lui laissant une sensation inoubliable. Elle devait vivre dans une résidence universitaire gérée par des religieuses, accueillant exclusivement les étudiantes venues des provinces. Deux autres choses ont alors secoué l’existence tranquille de Victoria.

A la faculté des beaux-arts, située dans le quartier huppé de Zamalek, il y avait des étudiants de tous bords, prêts à accepter leurs différences. Et puis, il y avait aussi la présence de sa co-locatrice, Héba. Celle-ci incarnait le profil de la fille rebelle par excellence, à l’opposé de Victoria. Elle jouait au sein d’une troupe théâtrale, était amoureuse d’un musulman, faisait exprès d’échouer pour rester au Caire et sauver ses projets de vie, malgré l’opposition de ses parents. Le ton audacieux se laisse entendre à travers les lignes de l’oeuvre. L’auteure, tout comme son personnage principal, se montre assez critique à l’égard de l’Eglise, de ses autorités, ainsi que de la majorité musulmane de la population. Ce genre d’opinions a commencé à émerger dans les écrits coptes au lendemain de la Révolution de Janvier 2011 ; plusieurs jeunes auteurs ont essayé de briser les tabous et de ne plus faire passer sous silence leur attitude vis-à-vis du clergé.

Le personnage copte dans le roman

L’écrivaine n’hésite pas à faire référence à des événements marquants pour justifier sa colère et gagner la sympathie des lecteurs. Son récit soulève plusieurs interrogations autour de ce que l’on s’accorde à appeler « la littérature copte ». Celle-ci existe-t-elle vraiment ? La question est loin de faire l’unanimité des critiques. « Le personnage copte souffrait de diverses formes de stéréotypie et de marginalisation dans les romans, jusqu’à la parution du roman Tante Safiya et le monastère, de Bahaa Taher, en 1992, puis du chefd’oeuvre d’Ibrahim Abdel-Méguid, Personne ne dort à Alexandrie, en 1996. Dans ces deux romans, le copte apparaît comme une figure centrale au sein d’un tissu social multiple », commente la politologue Névine Mossaad dans un entretien accordé au site Independent Arabia. La professeure de sciences politiques avait déjà publié une série d’articles sur les écrits d’auteurs chrétiens et sur la présence copte en littérature.

D’où l’intérêt croissant dont a bénéficié Victoria. Le roman a fait couler beaucoup d’encre ; il a été encensé par la critique, vu son courage. Mais cela n’empêche que le texte sombrait de temps à autre dans les clichés, tirant sur la corde sensationnelle des différences. Bien qu’il ne soit pas classé comme une oeuvre autobiographique, le tout porte à croire que le personnage principal est très proche de l’auteure. Celle-ci nous raconte son histoire « Sonka, sonka » ou goutte par goutte, comme faisait la mère de Victoria, en mettant son parfum préféré derrière l’oreille.

Victoria, de Karoline Kamel, aux éditions Al-Karma, 2022, 292 pages.

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