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Voir avec le coeur

Dalia Chams , Mercredi, 14 décembre 2022

Mohamed Mahdy, photographe égyptien de 26 ans, nous plonge dans la réalité des dévotions populaires. Son exposition visuelle multimédia à la galerie Shelter ressuscite la légende du saint musulman Abou Al-Hassan Al-Chazli.

Voir avec le coeur
Voir à travers les autres.

A la montagne de homaïthéra, dans le Sahara de la mer Rouge, on respire le parfum du bien et de la grâce. Le jeune photographe égyptien Mohamed Mahdy a réussi à capter l’âme de ce lieu mythique qui se trouve à 930 km du Caire et où se déroule tous les ans, depuis 9 siècles, le mouled du cheikh soufi Abou Al-Hassan Al-Chazli. Cette fête foraine est en célébration de la naissance de ce saint musulman, d’origine marocaine, lequel est mort en Egypte en 1258 ap. J.- C. Enterré au point culminant de cette montagne, les disciples de sa confrérie, Al-Chazéliya, ainsi que beaucoup d’autres fidèles (environ 5 millions de personnes selon les estimations), viennent y camper dix jours avant le Grand Baïram, pour lui rendre hommage et récolter la bénédiction de Dieu.

Le photographe de 26 ans, soucieux de documenter plusieurs rituels populaires égyptiens, s’y rendait régulièrement entre 2016 et 2021. Il prenait parfois le train jusqu’à Qéna (en Haute-Egypte), puis continuait la route en voiture. Là-bas, il a rencontré des gens vivant dans le royaume des cieux, chacun dans son univers, s’est fait des amis, et surtout était disposé à recevoir une ou plusieurs révélations. Il a saisi l’essence de ce rassemblement libérateur, permettant d’exorciser la peur viscérale de l’homme devant la vie. Il a essayé de mieux cerner l’appropriation affectueuse que font les gens de leur saint, et a suivi les démarches de cette libération du corps et de l’esprit. Ses photos tentent alors, à plusieurs niveaux, de raconter les cheminants plus au moins aptes à soulever le voile du monde visible. En noir et blanc, elles sont exposées à des hauteurs différentes, comme dans une montagne, car durant le périple spirituel, il y a toujours des hauts et des bas.


Un film de 5 minutes, coréalisé avec Seif Abdallah.

Des textes soufis, des bouts de phrases poétiques, les accompagnent, inscrits en noir sur les murs de la galerie. Ils font souvent le lien entre le voyage mystique et celui d’un bateau, navigant entre les mouvements de vagues infinies.

Projection de soi

Un miroir placé à l’entrée offre la possibilité à celui qui le regarde de se voir, soulignant l’idée soufie de « Je suis moi, et tout à la fois ». Cette écoute de soi et des autres est aussi traduite par l’impression de quelques photos sur des tissus en voile très fins. « C’est une manière de confirmer qu’on peut se voir à travers les autres, au propre comme au figuré. Car on voit aussi ce que l’on est, tel le reflet d’un miroir. Il y a également des choses que l’on ne peut découvrir qu’avec le coeur », précise Mohamed Mahdy dont les oeuvres mettent surtout l’accent sur le regard des gens fixant le vide et sur les mouvements des mains levées vers le ciel.

L’usage du noir et blanc lui permet d’aller à l’essentiel, sans trop de chichis, « de rester focalisé sur les sentiments et la gestuelle, car les couleurs peuvent déconcentrer », dit le photographe, devant une série d’oeuvres réalisées sur miroir, à l’aide d’une technique inédite. Il a imprimé les photos sur papier transparent, puis les a compressées sur miroir, insistant de nouveau sur l’idée du reflet de soi-même, sur la projection que l’on effectue sur notre entourage.


Lever la tête vers le ciel : Ne me demande compte de rien, par ta miséricorde.

La montagne du salut

Ce n’est donc pas par hasard que sidi Abou Al-Hassan Al-Chazli a confié un jour à son disciple et successeur, Al-Morsi Abou Al-Abas (1219-1281) : « A la montagne d’Homaïthéra, tu vas voir ! ». Car dans ce lieu, à l’écart du temps, on se sent complètement en retrait par rapport au monde terrestre. Les regards des fidèles miroitent une nuance de mystère et de profondeur, l’invisible auquel est relié le ravi en Dieu (magzoub). Les inspirations et les dévoilements dont il est gratifié sont certes de purs dons, mais généralement aussi le résultat d’une grande discipline spirituelle.

« A la montagne, tout est en harmonie, rien n’est en conflit. Chacun y trouve sa quête, celui qui cherche à apprendre pourra y parvenir, celui qui est venu accompagner sa famille se sent parfaitement intégré … Il y a aussi ceux qui en profitent pour voler. Moi, avec mon appareil photo, … Personne ne remarquait ma caméra, ni m’interrogeait sur ce que je comptais en faire. Je prenais les gens en photo, pour capter un instant précis, puis j’allais vers eux, aimablement, demander leur permission. Là-haut, les divers sons cohabitent paisiblement : le bruit du vent qui souffle, quelques versets coraniques récités par les uns, un peu de musique provenant de loin », explique Mohamed Mahdy, qui a essayé, avec le curateur hollandais de l’exposition Bertan Selim, de ressusciter cette ambiance sereine grâce à l’agencement bien maîtrisé des oeuvres, mais aussi par le recours à la musique et à des vidéos filmées pendant le mouled, à l’intérieur du mausolée comme ailleurs.


Des regards qui en disent long.​

Une symbiose s’établit à travers ce flux extatique. Des chants traditionnels soufis, interprétés par le cheikh Sayed Assar Al- Maalawi, sont à peine perceptibles dans la salle, des louanges du prophète sont répétées par les fidèles présents à l’intérieur du mausolée, dans la vidéo. Et dans le film de 5 minutes, coréalisé avec Seif Abdallah, la voix du cheikh Al-Naqchabandi (1920-1976) se mélange à des airs classiques, empruntés à une secte chrétienne. Tous les chemins mènent à Dieu. Et les dévots qui n’ont pas forcément accès aux textes écrits peuvent écouter des poèmes soufis, répéter des chansons qui permettent de fixer la légende du saint plus qu’aucune biographie. Les appels explosent en plein chant, portant l’ivresse et la sensibilité spirituelle à leur comble. C’est là que tout commence comme le précise le titre de l’exposition en anglais, A place to begin.

Jusqu’au 30 décembre, à l’espace culturel Shelter, à Alexandrie. 52, rue Fouad, Attarine. De 11h à 21h, sauf le vendredi.

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