Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage de 539 pages, la première édition est épuisée, peu de temps après sa parution. L’ouvrage de l’historien et universitaire égyptien Khaled Fahmy, In Quest of Justice, Islamic Law and Forensic Medicine in Modern Egypt, a été récemment traduit vers l’arabe sous le titre de Al-Saay Lil Aadala. Al-Tib Wal Fiqh Wal Siyassa fi Misr Al-Hadissa. Le titre assez long est traduisible par « En quête de justice. A propos de la médecine, de la loi islamique et de la politique dans l’Egypte moderne ». La version originale rédigée en anglais, publiée en 2018 par l’Université de Californie, aux Etats-Unis, a reçu le prix Peter Gonville Stein, décerné par l’American Society for The History of Law (ASHL), pour le meilleur livre en anglais sur l’histoire du droit (en dehors des Etats-Unis). S’appuyant sur les documents conservés aux Archives nationales du Caire, Khaled Fahmy, professeur d’études arabes modernes à l’Université de Cambridge, traite des méthodes développées par l’Etat égyptien afin de contrôler les citoyens, ainsi que les nombreuses méthodes utilisées par ces derniers pour les contourner.
En prenant le corps humain comme unité d’analyse, l’ouvrage offre une image complète de la façon dont une modernité égyptienne s’est établie au cours du XIXe siècle. « Ma passion pour l’histoire de la médecine en Egypte et son impact sur la vie sociale a commencé par de nombreuses lectures sur ce sujet, en préparant mes livres précédents, notamment Kol Regal Al-Pacha (tous les hommes du pacha). Je suis convaincu que la médecine peut retracer l’histoire de l’Egypte moderne au XIXe siècle. J’ai donc passé beaucoup de temps à examiner des documents historiques, des références diverses et des périodiques qui m’ont aidé à écrire cet ouvrage. J’ai grandement bénéficié des rapports médicolégaux, attachés aux casiers judiciaires dans les cas de meurtre et d’agression, qui étaient surprenants et très précis », avait déclaré Fahmy après l’annonce du prix.
L’universitaire considère qu’il est possible de parler du rapport Orient- Occident, et du rapport islammodernité, non pas en suivant les idées des penseurs et des politiciens de la Renaissance, mais plutôt à travers les réactions des gens à ce que subissent leurs corps.
Des réticences socio-religieuses
Khaled Fahmy raconte comment l’Etat égyptien moderne s’est formé à l’époque de Mohamad Ali à travers le développement du système sanitaire et la réaction du peuple face aux réalisations scientifiques, telles que le vaccin contre la variole et l’autopsie. Il considère que la suspicion du vaccin contre le coronavirus, aujourd’hui, est similaire à ce qui s’est passé au XIXe siècle, et ce n’est pas le résultat d’un mythe contre la science, mais plutôt le résultat d’un rejet des puissances derrière le vaccin.
Tout au long de ses cinq chapitres, le livre traite des étapes de la mise en place du service médical et des politiques de santé publique, et ce, à partir notamment de la médecine légale, les mesures de la quarantaine et celle de la vaccination contre la variole. L’ouvrage aborde également les méthodes par lesquelles la charia (loi islamique) a été appliquée dans les tribunaux et les conseils politiques. Fahmy n’a pas manqué d’évoquer la politique punitive, expliquant qu’il était souvent question de la loi du talion « qissass », de l’emprisonnement ou de la torture.
Dans l’introduction du livre, Fahmy passe en revue la controverse religieuse concernant l’admissibilité de l’autopsie des cadavres. Il nous transmet le texte d’une lettre adressée par le médecin français Antoine Clot (1793-1868) au gouverneur d’Egypte, Mohamad Ali pacha, afin d’organiser l’administration sanitaire de l’armée ; d’ailleurs, Clot n’a pas tardé à devenir le chef des médecins de l’armée.
Ce dernier a réussi à persuader le wali afin de créer une école de médecine à Abou-Zaabal en 1827, pour être la première école de médecine moderne dans les pays arabes. Dans ses mémoires, Clot bey a exprimé à Mohamad Ali son désir que l’éducation médicale soit basée sur l’anatomie humaine, exprimant sa peur de l’opinion des érudits religieux, qui mettent en garde contre le contact avec les cadavres. Le livre focalise sur le rôle de la médecine légale et de l’autopsie quant à la modernisation de l’Egypte ; il retrace leur évolution, ainsi que leur place au sein de la culture égyptienne, à l’ombre des politiques ottomanes. Selon l’ouvrage, les autopsies de routine ont aussi servi à des fins non liées à l’éducation médicale, mais plutôt à des facteurs juridiques, tels que la vérification de la cause du décès. L’auteur évoque les pratiques médicales utilisées par l’Etat à partir de 1830, tout en expliquant leur rôle quant à contrôler la population : enregistrement des naissances, vaccination contre la variole, examen médical de routine des étudiants, des ouvriers, des marins et des soldats, les certificats de santé lors du déplacement d’un village à l’autre, et plusieurs autres pratiques que l’auteur décrit comme mesures de « surveillance corporelle ».
Contrairement aux études postcoloniales traditionnelles considérant que l’émergence de la médecine moderne est liée aux politiques coloniales, Fahmy juge que la médecine moderne s’est développée en Egypte dans le cadre de la modernisation entreprise par Mohamad Ali et de sa volonté de construire une armée puissante. De plus, l’auteur souligne que la voie de la modernisation à l’ère alaouite s’est réalisée, tout en étant influencée par la loi islamique, d’une part, et par les concepts juridiques européens et les outils scientifiques, de l’autre.
Ce livre vient compléter le premier ouvrage de Khaled Fahmy (Tous les hommes du pacha), dans lequel il concluait que le projet impérial de Mohamad Ali pacha était basé sur la constitution d’une armée de conscrits paysans égyptiens, tandis que les projets de modernisation éducative et industrielle avaient pour objectif de soutenir l’armée. Celle-ci est restée le pilier du régime, légué à ses descendants.
Fahmy souligne en conclusion que l’Etat égyptien moderne n’a pas été créé pour répondre aux besoins et exigences des Egyptiens ordinaires. Il a cherché plutôt à soumettre leur vie à une haute surveillance, à travers un système bureaucratique assez méticuleux.
Al-Saay Lil Aadala. Al-Tib Wal Fiqh Wal Siyassa fi Misr Al-Hadissa (en quête de justice. A propos de la médecine, de la loi islamique et de la politique dans l’Egypte moderne), aux éditions Al-Shorouk, 539 pages.
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