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Des visages en attente

Névine Lameï, Mercredi, 29 juin 2022

Dans Waiting, à la galerie Al-Massar, l’art vif et piquant du peintre Kareem El-Qurity s’inscrit dans une veine sociale contemporaine. Ses oeuvres reflètent un regard bienveillant sur le monde de l’humain.

Des visages en attente
Waiting III.

L’humain est l’élément principal dans la composition des 16 peintures, grands format, de l’artiste peintre de renommée mondiale Kareem El-Qurity, 40 ans, qui fait partie d’une génération d’artistes qui aime osciller entre références au passé et dynamisme contemporain. Et qui dit profonde dimension humaine, comme référence visuelle, dit art du portrait. Chez El-Qurity, l’art du portrait est différemment abordé, dans sa nouvelle exposition solo, Waiting (attente), à la galerie Al- Massar, à Zamalek. Contrairement à la forme classique commune, l’art d’El-Qurity est basé sur l’éclairage, l’émotion et l’expression des visages. Une manière de disséquer les émotions avec leurs dimensions artistiques, mais aussi philosophiques, sociales, politiques et religieuses. L’impact de tous ces enjeux et de tous ces déchirements vécus au quotidien influe sur les peintures d’El-Qurity qui aime voyager et pénétrer dans les profondeurs de l’âme humaine.


Waiting I.

Contrairement à sa première exposition solo, Golden Calf, tenue en 2012 à la galerie Al-Massar, avec des protagonistes hommes, forts, rigoureux et puissants, peints à l’huile avec du mixed media, l’humain chez El-Qurity change d’aspect dans sa troisième exposition solo Waiting. Il s’agit cette fois-ci d’hommes et de femmes sobres, en position d’attente. Ces derniers sont peints en petites et grandes dimensions, avec de l’acrylique sur toile et bois, des supports solides qui aident El-Qurity à libérer sa charge émotionnelle. Ils sont largement teintés de la couleur bleu lapis-lazuli, du bleu intense et monochromatique tacheté d’or. Des taches sous forme de bulle d’air, véhiculant à la fois une sensation de respiration et d’étouffement. Et ce, dans une sorte de réalisme magique, aux multiples récits artistiques. Et ce, dans un jeu de contraste, où le philosophique se mêle au réel, le flou au visible. Les humains qui bougent au quotidien dans la rue, laissant ainsi leurs traces sur les lieux, sont de véritables provocateurs dans les oeuvres d’El-Qurity, passionné du rapport société/art. Tout est basé chez lui sur l’anatomie expressive des traits de visages précis et clairs, le plus souvent en état triste, mélancolique, méditatif, perdu, silencieux, hurlant, étonné … comme un miroir qui reflète la psychologie de l’être humain, vivant dans un état d’incompréhension, de querelles et de confusion. Proche du style de l’artiste français Michel Henricot, avec son absurde et le paradoxe de la beauté, El-Qurity, cet observateur du quotidien vécu, est inlassablement préoccupé à explorer, voire à capter les nuances des expressions faciales très familières des protagonistes de son art. Des expressions à la fois ressenties et imaginées. En tant qu’individu, El-Qurity ne peut pas rester indifférent aux problèmes de sa société et de son devenir.


Blue II.

Interagir sur la toile

Sous l’effet d’une lumière crépusculaire opalescente produisant des reflets nacrés et usant de couleurs sombres, audacieuses et ardentes, avec le noir, le gris, l’ocre, le doré, et surtout la couleur bleu lapislazuli, les protagonistes d’El- Qurity interagissaient sur la toile. Des protagonistes avec des visages qui révèlent les traits des Anciens Egyptiens. Peints en très grande dimension, ces visages, qui ont droit à la liberté d’opinion et d’expression, « produisent un certain effet magique, un effet d’un temps ancien. Le lapislazuli prémunit l’esprit contre la peur, le doute et l’envie, c’est le symbole de la gloire, de l’honneur, de l’élégance, de la constance, et de la résistance. Barbus, nus, ou voilés, mes humains qui semblent commandés par une force mystérieuse et magnétique, silencieuse et austère, s’unissent à la différence de leurs pensées pour mettre en relief leur forte présence dans la société. Je peins l’homme dans son état primitif naturel. Observez le corps d’Adam, c’est un chef-d’oeuvre divin de musculature et de beauté », explique El- Qurity. Ses oeuvres clinquantes, dorées, aguichantes et tape-à-l’oeil sont issues de cet art égyptien, où toute représentation est un signe. El-Qurity associe dans son oeuvre froideur de sentiments, individualisme, excentricité, malaise et rejet des traditions. « C’est dans ce jeu visuel passé/ présent, ancien/contemporain qu’agissent mes humains, comme dans un état presque hypnotique à l’égard du monde qui les entoure », ajoute El-Qurity. Voici sur une peinture intitulée Waiting III, un casting de petits personnages sans traits, qui errent les uns autour des autres, en accomplissant des tâches apparemment contrastées. Un homme qui se tient à l’écart, un autre qui regarde dans le vide, une femme qui porte un bébé dans ses bras, un enfant avec un corbeau sur sa tête, en signe de sagesse, de fidélité, de protection ou, au contraire, de mystère, de malédiction et de mort …


Duality I.

Peindre la vie quotidienne des classes sociales, en symboles, est chez El-Qurity un leitmotiv puisé à la fois dans le moment vécu et dans les croyances et les mythologies. Ce faisant, El- Qurity se révèle un maître de l’attente avec ses personnages esseulés peints dans des paysages désertés, dans des instants en suspens, dans des attitudes saisies sous des lumières crépusculaires bleuâtres hypnotiques. D’où un certain mystère ressenti et un drame à partager avec sincérité. Inspiré dans ses toiles par le cinéma, El-Qurity est un fan de l’Egyptien Atef Al-Tayeb et ses mises en scène particulièrement audacieuses, comme de l’Américain Dan Brown dont le cinéma appartient au genre thriller, favorisant le suspense. Sur ses peintures, El-Qurity montre des décors en attente d’un événement. Le temps y est très allongé, étiré, presque contemplatif, à apparence figée. L’attente du fait, de l’action à venir, se mêle à un sentiment, à un désir d’isolement. Les personnages d’El-Qurity sont unis sur une seule peinture, et pourtant, chacun d’eux vit dans la solitude, dans sa propre aventure, dans le dépouillement du monde, ou dans l’immersion mélancolique. C’est le reflet de la condition humaine, de la vie qui file entre nos doigts, du besoin impérieux de saisir et de capter l’instant. Dans cet état d’attente pour une durée indéterminée, les figuratifs d’El-Qurity soulèvent nos propres questions. El-Qurity, ce maniériste de l’art actuel, exprime une vraie mélancolie.

Waiting, jusqu’au 7 juillet, du 11h à 21h (sauf le vendredi), à la galerie Al-Massar, 157, rue 26 Juillet, Zamalek.

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