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L’inquiétante étrangeté du Caire

Ramla Ayari Cherif , Mercredi, 22 juin 2022

Disponible depuis la première semaine de mars sur la plateforme Shahid, Ménawara bi Ahlaha (scintillante de par ses habitants) est une série de dix épisodes réalisée par Yousry Nasrallah à partir d’un scénario de Mohamad Amin Rady.

L’inquiétante étrangeté du Caire
Laïla Elwi ... une personnification du Mal dans Ménawara bi Ahlaha.

Tournant autour de l’énigme d’un meurtre, celui de Mohab (le comédien Mohamad Hatem), venu de Suez pour travailler comme photographe dans une revue cairote, la série se construit à partir de récits enchâssés, à la manière de ceux des Mille et une nuits. Et ce, comme dans la majeure partie de l’oeuvre cinématographique de Nasrallah, à l’instar de Géneinet Al-Asmak (aquarium, 2007) et Ehki ya Schéhérazade (raconte Schéhérazade, 2010).

La mise en abyme des récits confère à Ménawara bi Ahlaha une structure interne dense, incitant le spectateur à une immersion complète dans la série, en aiguisant sans cesse sa curiosité, tout en lui fournissant un fil d’Ariane. La narration originale de Mohamad Amin Rady est orchestrée par la temporalité. Elle se construit autour d’un va-et-vient entre le présent et le passé des personnages, les dévoilant progressivement.

Un trio maléfique

Ainsi, Salwa (Laïla Elwi), Adel (Bassem Samra) et Assem, dont l’identité ne sera révélée qu’au dernier épisode, forment un trio maléfique. Ils incarnent à eux seuls les pires maux de l’Egypte des dernières années Moubarak : corruption, prostitution, meurtre, trafic d’armes. Machiavéliques, ils enchaînent leurs victimes les unes après les autres. Leurs proies et le trio diabolique lui-même constituent chacun, individuellement, une histoire, à l’image des « hawadit » (contes) ou des « khorafat » (mythes) de Schéhérazade.

Le spectateur apprend leur passé à travers un récit qui est tout sauf linéaire. Beaucoup d’entre eux finissent par devenir aussi sanguinaires, aussi violents, que Salwa et Adel. Beaucoup perdent leur humanité pour devenir monstrueux.

D’autres sont broyés par les crocs du trio infernal et ses acolytes, comme Mary (merveilleusement interprétée par Nahed Al-Sebai) ou encore Alia, la soeur de Adel (jouée par la non moins talentueuse Ghada Adel) qui lutte pour se détacher du monde angoissant et oppressant de son frère et de Salwa.


Yousry Nasrallah

Tous les personnages de la série, des plus diaboliques aux plus innocents, entretiennent un lien avec Mohab et son assassinat. Tous sont interrogés par Adam (Ahmad Al-Saadani), l’inspecteur de police chargé d’élucider l’énigme du meurtre du jeune photographe. Tous les personnages entretiennent un lien avec le temps et la ville.

Le Caire, sombre et attrayant

Fascinante et mystérieuse, la ville du Caire est au coeur du feuilleton, car c’est bien non seulement le lieu où se déroulent les dix épisodes, mais c’est surtout vers la capitale que se dirigent tous les protagonistes de la série. Adel et Alia viennent de Port-Saïd, Salwa de Qéna ou encore Mary de Marsa Matrouh.

L’attraction exercée par Le Caire est suivie par un choc, plus ou moins intense, avec la réalité de la capitale. Les personnages viennent y chercher un métier, réaliser leur rêve ou fuir un quotidien difficile. Très vite, ils vivent une profonde désillusion. Très vite, la ville devient le lieu de leur destruction. Charmeuse et charmante au départ, elle se révèle rapidement une ville-vampire, brisant les destinées, broyant tous ceux qui lui sont étrangers car venus d’autres villes et villages.

La série insiste sur le côté sombre du Caire des années 1990 et de la première décennie des années 2000. La ville, gigantesque, corrompt ceux qui n’en possèdent pas les codes. Elle déflore l’innocence et entache la pureté de ceux qui aspiraient à une vie meilleure, à une autre vie sous le ciel de la métropole. Bien plus qu’un décor, Le Caire est un personnage à part entière dans Ménawara bi Ahlaha.

La capitale apparaît belle et éternelle, mais également étrange et angoissante, à l’image de ce magnifique bateau pharaonique nocturne à partir duquel, dans chaque épisode, le trio maléfique jette les cadavres de toutes ses victimes dans le Nil.

Tout au long de la série, Adam tente de reconstituer la vérité autour du meurtre à partir de ses interrogatoires. Sa quête se nourrit également de photographies, prises par Mohab et coupées en plusieurs morceaux, qu’il reconstitue comme un puzzle, et c’est tout au long de cette reconstitution qu’apparaissent à Adam de nouveaux personnages ou d’autres facettes de personnages à la fois très étranges et très familiers.

Un casting réussi

Les séquences, très intenses en émotion, mettent en avant de véritables performances des acteurs. Laïla Elwi est surprenante dans un rôle bien différent de ceux qu’elle interprète habituellement. Elle apparaît dans la série comme la personnification du Mal, jouant sur des registres extrêmement différents. La complicité de son personnage avec celui de Bassem Samra se joue sur un très fin équilibre de jeu et de direction d’acteurs.

Ahmad Al-Saadani retient également le spectateur par une interprétation confirmant son talent d’acteur. Nahed Al-Sebai et Ghada Adel sont d’une incroyable justesse. Mohamad Hatem est également étonnant dans son rôle où la douceur de son visage tranche avec le machiavélisme de ses actes. Le casting a sans doute énormément contribué à la réussite de cette série télévisée, au moins autant que la réalisation de Yousry Nasrallah, la musique de Tamer Karawan, et surtout le scénario de Mohamad Amin Rady qui jongle finement entre le visible et l’invisible… comme une fable mystique. Ménawara bi Ahlaha, une série à voir, absolument.

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