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Ne pas céder au piège de la nostalgie

Dalia Chams , Mercredi, 25 mai 2022

Les dessins et textes de Mohammed Gohar, ainsi que les photos de Léon Dubois, exposés dans le hall de l’Institut français d’Alexandrie, constituent une autre manière d’Ecrire la Méditerranée.

Ne pas céder au piège de la nostalgie
Un vendeur de barbe à papa.

Mohammed Gohar et Léon Dubois ont l’avantage de prendre le temps qu’il faut pour enregistrer les changements de la ville portuaire. Le premier, architecte et dessinateur, a commencé depuis 2013 son projet ambitieux visant à décrire son Alexandrie natale, à s’attarder sur les détails qui peuvent disparaître du jour au lendemain ou que l’on risque de ne pas voir, car trop préoccupés par le quotidien. Et le second est un photographe français, qui habite à Alexandrie depuis 2017, par conséquent, il n’est plus hanté par le rêve d’un passé illusoire. Bien au contraire, tous les deux vivent dans les émotions et l’environnement du présent, qu’ils soient joyeux, douloureux ou ennuyeux.

Dans leur exposition Les Entrées oubliées, à l’Institut Français d’Egypte (IFE), Léon Dubois nous fait entrer en ville par le biais de la corniche, cet axe urbain majeur qui connecte les quartiers d’Alexandrie et son intérieur à la mer. En se promenant entre la Citadelle de Qaïtbay et la Bibliotheca Alexandrina, il capte des photos témoignant de la poésie et du dynamisme de la ville. Un vendeur de barbe à papa ou de pépins (lib) avec son chariot mobile, des filles voilées qui partagent un repas frugal, une veste abandonnée ou un jeu d’échecs dessiné à même la pierre, une barque renversée au chantier naval, un chauffeur de calèche en train de laver son cheval … Bref, des gens qui se prêtent à des activités de tous les jours, des traces de quelqu’un qui était juste là, et ainsi de suite. « Le regard que je porte aujourd’hui sur la corniche n’est plus le même qu’à mon arrivée. Elle me permet de raconter visuellement la diversité de la ville. Au début, j’étais sans doute séduit par la nostalgie, puis j’ai trouvé que c’était une question de projection subjective, une facilité de projeter quelque chose qu’on a l’impression de connaître à cause de l’architecture européenne et le passé cosmopolite sur une ville qui en réalité possède des codes très différents », exprime Dubois, qui a fait des photos à l’argentique en noir et blanc, donc selon la technique ancienne qui oblige à prendre son temps pour les réglages, contrairement aux pratiques numériques, favorisant la rapidité du « tout de suite ». Et de poursuivre : « La zone géographique entre la citadelle et la bibliothèque est celle où se situe le mythe alexandrin, mais sur les lieux du mythe on peut poser un regard différent, car c’est aussi un espace de rencontres et de loisirs. Il y a une poésie qui se dégage de l’idée de la ville en abandon, mais j’y vois une beauté et non une nostalgie ».

Lambis était écrit en arabe et en caractères latins sur l’enseigne à l’extérieur de ce salon de coiffure. Ce n’est plus le cas depuis que cette dernière a été repeinte. Pendant longtemps, j’ai été attiré par la façade sobre mais chic de la boutique et par son intérieur très riche : de vieux fauteuils tournants de barbier, des miroirs troubles, des rasoirs vintage dont vous vous demandez s’ils sont encore tranchants, ainsi que tout l’attirail propre aux salons de coiffure, ici un peu défraîchi.

Promenade avec Gohar

Mohammed Gohar expose quelques-unes de ses esquisses, réalisées à l’aquarelle, à l’encre de chine, ou taillées au crayon. La technique du dessin, les lignes un peu floues peuvent créer un léger soupçon de nostalgie, puis les beaux textes accompagnant les esquisses nous renvoient à la réalité. Ils racontent tantôt une histoire personnelle — car le dessinateur livre un témoignage touchant sur un lieu donné ou relate un parcours quotidien — tantôt une histoire plus large liée au passé et au présent de cet endroit.

La fluidité de ces textes littéraires, écrits par l’architecte lui-même, n’empêche qu’ils sont le fruit d’une longue recherche socio-urbaine et architecturale. Tout est très bien étudié, mais agréablement narré. Voici le secret des dessins et textes livrés par Gohar, qui a compris très tôt que les textes purement académiques ou théoriques attirent rarement l’attention.

Ainsi, patrimoine matériel et tradition orale s’entrecroisent dans son travail. « Ce serait trop radical de vouloir faire table rase du passé, de peur de tomber dans la nostalgie, surtout que l’histoire d’un bâtiment explique l’état actuel où il se trouve, elle raconte son évolution et c’est très important. L’essentiel est que le passé ne domine pas le présent », souligne Gohar, ajoutant : « Les gens qui ne sont pas satisfaits de leur présent et qui ne se projettent pas dans l’avenir sont ceux qui baignent dans la nostalgie. Ils veulent échapper mentalement à la réalité. Or, ce n’est pas du tout mon cas ».


Au Pavillon de Florelle

Gohar nous fait découvrir la rue Dinocrate, celui qui a planifié les rues d’Alexandrie, très longues et très linéaires ; il lui adresse la parole : « Ecoute Dino, les Alexandrins préfèrent les rues courtes, qu’elles soient anguleuses ou sinueuses ». Puis, on s’arrête devant le dessin de l’entrée en ogive d’un immeuble de la rue Al-Qaëd Gohar, à Manchiya. Très peu de gens remarquent le portrait de Sadate qui orne le bâtiment, au-dessous duquel est marqué « le héros de la paix ». On a l’impression de faire une petite balade à pied, dans l’ancien centre cosmopolite, avec le jeune architecte qui nous emmène au café New Cristal, au studio Amir, au salon de coiffure Lambis, au Pavillon de Florelle, à la boutique Le Trèfle. Des entrées en fer forgé, de vieilles enseignes. Un plaisir pour les yeux et les coeurs.

Les Entrées oubliées, à l’IFE, 30 rue Nabi Daniel, Alexandrie. De 10h à 19h. Tél. : 033920804

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