Les déclarations faites le 24 septembre par le président Barack Obama devant l’Assemblée générale de l’Onu sur la situation en Egypte démontrent la volonté des Etats-Unis de rééquilibrer leur politique envers Le Caire. Le locataire de la Maison Blanche a ainsi adressé ses critiques au président destitué Mohamad Morsi, l’accusant de ne pas avoir été disposé ou capable de gouverner de façon inclusive des différentes forces politiques. Il est ensuite allé un peu plus loin pour souligner que bien que Morsi ait été démocratiquement élu, le gouvernement intérimaire qui l’a remplacé a répondu au désir de millions d’Egyptiens qui pensaient que la révolution avait pris une mauvaise direction. C’est la première fois qu’Obama reconnaît les erreurs commises par Morsi et le fait que sa destitution répondait à une volonté populaire. Ce qui traduit une lecture plus profonde de la situation en Egypte, loin de celle binaire, qui caractérisait jusqu’ici la position officielle de Washington, mettant en avant l’idée d’un changement anticonstitutionnel opéré par l’armée contre un président élu.
Certes, le président américain a également adressé ses critiques au gouvernement intérimaire, l’accusant à son tour d’avoir pris des mesures contraires à la démocratie, telle l’imposition de l’état d’urgence et de restrictions sur l’opposition, les médias et la société civile. Mais cette position, qui paraît envoyer des signaux contradictoires — car elle renvoie dos à dos l’ancien et le nouveau régime politique en Egypte — exprime au contraire la ligne ténue et médiane, que s’emploie à emprunter l’Administration américaine entre deux types de considérations et d’intérêts. Il y a, d’un côté, les pressions du Congrès et l’intérêt pour Washington de défendre les principes de démocratie, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui sont apparus comme avoir été mis à mal lors de la destitution de Morsi et des événements qui s’en sont suivis. Mais il y a, de l’autre côté, les intérêts stratégiques cruciaux des Etats-Unis en Egypte, que l’Administration se doit de défendre.
Le premier type de considérations avait pris le dessus immédiatement après la destitution de Morsi, notamment au niveau du discours, car, dans les faits, les Etats-Unis se sont abstenus de prendre des mesures sévères à l’encontre de l’Egypte. Ainsi, le ministère américain de la Défense a d’abord annoncé le 24 juillet la suspension de la livraison de 4 chasseurs F16 à l’armée égyptienne, prévue à la fin de l’année. Obama a ensuite décidé le 15 août, au lendemain de la dispersion violente des deux campements des partisans des Frères musulmans au Caire, l’annulation des manoeuvres militaires conjointes bisannuelles, Bright Star, qui étaient prévues en septembre. L’une et l’autre des deux mesures ont été plutôt jugées de peu d’effet. La suspension temporaire, et non l’annulation, de la livraison des F16 pourrait être levée une fois que la transition démocratique aura été bien menée à son terme, et peut-être même avant, si le calendrier, qui est de courte durée (9 mois), et les étapes de la feuille de route sont respectés. Quant aux manoeuvres militaires, elles ont, de l’aveu même des responsables américains, beaucoup perdu de leur intérêt depuis qu’elles ont été instaurées en 1980, à la suite de la conclusion de l’accord de paix égypto-israélien en 1979.
L’Administration américaine a également suspendu temporairement, sans l’annoncer officiellement, diverses parties de l’aide militaire et économique accordée chaque année à l’Egypte (1,5 milliard de dollars), dont 585 millions de l’assistance militaire pour l’année 2013. En s’abstenant de l’annoncer publiquement, les Etats-Unis maintiennent la liberté de lever cette suspension et de reprendre leur aide, au moment opportun. Cette abstention permet également à Washington, tout en exerçant des pressions mesurées sur L’Egypte, d’éviter toute complication supplémentaire ou détérioration non voulue dans ses rapports avec Le Caire.
Cette attitude traduit la conviction de l’Administration américaine de la faiblesse de son influence sur l’Egypte, malgré l’assistance militaire et économique allouée chaque année. Les responsables américains sont aujourd’hui persuadés que les autorités égyptiennes poursuivront leur politique contre les Frères musulmans, avec ou sans l’aide des Etats-Unis. Ils sont également convaincus que l’importante et rapide assistance financière (12 milliards de dollars) accordée par certains pays du Golfe, l’Arabie saoudite, les Emirats et le Koweït, a beaucoup aidé Le Caire dans ce sens. Partant de cette constatation, les responsables américains ont commencé à adoucir leur langage vis-à-vis du Caire. C’est dans ce sens qu’il faut expliquer les dernières déclarations d’Obama qui dénotent un retour vers le langage des intérêts. Le président américain a souligné à l’occasion que son Administration continuerait à maintenir une relation constructive avec le gouvernement intérimaire égyptien, car il défend des intérêts primordiaux pour les Etats-Unis : les accords de Camp David et la lutte contre le terrorisme. Joignant l’acte à la parole, les Etats-Unis ont envoyé à l’armée égyptienne en septembre des appareils ultramodernes d’une valeur de 10 millions de dollars, destinés à la détection des tunnels de contrebande entre le Sinaï et la bande de Gaza. Ces engins servent un intérêt majeur des Etats-Unis, celui de combattre le terrorisme et de défendre la sécurité d’Israël, qui risque d’être menacée par l’infiltration de djihadistes et le trafic d’armes à travers la frontière avec l’Egypte.
Les intérêts stratégiques des Etats-Unis en Egypte sont multiples et cruciaux. Grâce à l’assistance militaire et économique, un fruit des accords de Camp David et du traité de paix égypto-israélien, l’armée américaine bénéficie d’importants privilèges, dont l’autorisation, accordée presque instantanément (contrairement à d’autres pays alliés qui demandent une semaine), de survol de ses avions du territoire égyptien et le passage rapide de ses navires de guerre dans le Canal de Suez en direction des zones de conflit dans la région du Golfe, l’Afghanistan et la corne de l’Afrique. Selon les responsables du Pentagone, la perte de ces privilèges dépasserait en coût financier et en termes stratégiques la valeur de l’assistance militaire américaine annuelle à l’Egypte (1,3 milliard de dollars). Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que les Etats-Unis s’efforcent de rééquilibrer ses rapports avec l’Egypte, après les turbulences provoquées par la chute des Frères musulmans, de façon à préserver leurs intérêts à long terme. Pour ce faire, ils maintiennent la retenue dans les mesures prises à l’encontre du Caire, puis changent progressivement leur discours envers le gouvernement intérimaire. Ils souhaitent aujourd’hui vivement, pour revenir à une situation normale, que la période de transition arrive à bon port, sans heurt, ni délai.
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