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Genèse de la crise au Sinaï

Lundi, 16 septembre 2013

L’offensive sans précédent que mène l’armée égyptienne contre les groupes djihadistes dans le nord de la péninsule de Sinaï se poursuit sans relâche. Alors que l’armée utilise les grands moyens, notamment des hélicoptères d’attaque, les groupes terroristes intensifient leurs assauts contre l’armée et la police. Mais en raison de la forte pression exercée par les militaires, les djihadistes ont de plus en plus recours aux attaques suicide, afin d’éviter les affrontements directs. Signe de la difficulté de sa tâche, l’armée établit actuellement, pour la première fois, une zone tampon d’une largeur de trois kilomètres, le long de la frontière avec la bande de Gaza, pour mieux empêcher la contrebande d’armes et les infiltrations de militants.

La mission de l’armée est ardue. Le Nord-Sinaï est devenu depuis la révolution du 25 janvier 2011 un fief de mouvements terroristes et takfiristes (qui accusent la société et le gouvernement d’infidèles). Profitant du vide sécuritaire consécutif à la chute de Moubarak, ces groupes ont pullulé et se sont renforcés en armes, provenant pour l’essentiel du trafic de l’arsenal de l’armée de la Libye, pendant la guerre civile dans ce pays et après la chute de Kadhafi, et en hommes. Ceux-ci proviennent de trois sources principales, la première est l’évasion massive des prisons égyptiennes, lors des troubles qui ont accompagné la chute de l’ancien régime, de plusieurs éléments terroristes. S’y ajoute la libération par le régime des Frères musulmans, lorsqu’ils étaient au pouvoir, de plusieurs autres djihadistes, que la confrérie a considérés comme alliés potentiels face à la montée de l’opposition interne. La deuxième source concerne le retour en Egypte d’Afghanistan, d’Albanie et d’ailleurs, sous l’ex-président Mohamad Morsi, de quelques centaines de djihadistes égyptiens. Enfin, de terroristes arabes, notamment de la péninsule arabique, mais aussi des Palestiniens de la bande de Gaza voisine, se sont rués vers le Sinaï, après le renversement du président islamiste en Egypte, pour prêter main forte à leurs collègues djihadistes contre ce qu’ils considèrent comme une guerre contre l’islam, menée par l’armée et la police égyptiennes.

Le plus dangereux et le plus ancien des groupes djihadistes au Sinaï est Al-Tawhid wal djihad. Ansar Al-Charia, Ansar Beit Al-Maqdis, Maglis Shura Al-Mujahideen et les Brigades d’Al-Furqan sont aussi parmi les plus actifs dans cette région. L’homme le plus recherché et le coordinateur entre ces groupes est Ramzi Mouafi, un ancien médecin de Bin Laden, qui s’est évadé de prison en Egypte, lors de la chute de Moubarak. Il a été qualifié par une cour égyptienne en juin dernier de « secrétaire général d’Al-Qaëda au Sinaï ».

Bien qu’ils soient idéologiquement différents, ces groupes djihadistes, qui s’inspirent d’Al-Qaëda, sont liés du point de vue organisationnel et ont resserré leurs rangs après le renversement de Morsi le 3 juillet dans leur lutte contre l’armée égyptienne, leur ennemi numéro un. Alors qu’ils considéraient déjà les Frères musulmans comme trop modérés, ou trop mous, dans leur application de la charia, ils estiment que leur renversement par les militaires est une attaque contre l’islam justifiant de mener la guerre contre l’armée. L’intensité de cette guerre s’explique aussi par le fait que la destitution de Morsi a mis fin à sa politique — certes au bilan mitigé — de retenue dans les opérations militaires contre les djihadistes en contrepartie d’un arrêt de leurs attaques contre l’armée et les forces de l’ordre.

L’essentiel des recrues de ces groupes armés est des bédouins appartenant aux principales tribus du Sinaï, Al-Sawarka, Tarabine et Breikat, qui assurent leur protection et facilitent leur trafic d’armes. Ceci n’empêche pas que ces tribus sont divisées entre les familles qui soutiennent les djihadistes et celles qui coopèrent avec l’armée et la police pour traquer les terroristes. Certains de ces groupes ont développé une étroite relation avec le Hamas palestinien, sur les plans idéologique, politique et économique, grâce au commerce illicite via les tunnels de contrebande entre le Sinaï et la bande de Gaza. Ce qui explique la présence de militants palestiniens dans le Sinaï. La chute de Morsi a rajouté une dimension régionale avec l’afflux de djihadistes arabes, du Yémen, d’Arabie saoudite, de Libye, de Syrie, du Soudan et d’ailleurs. Les branches d’Al-Qaëda dans d’autres pays du monde arabe, comme l’Iraq et la région de l’Afrique du Nord, montrent également un intérêt croissant à participer à la lutte armée contre l’armée et la police en Egypte.

Le Sinaï a toujours posé un problème de sécurité pour diverses raisons. La première est liée à la géographie. Cette région est frontalière de la bande de Gaza et d’Israël, bête noire des djihadistes. Ce qui donne à ceux-ci une voie d’accès pour attaquer des cibles israéliennes. Le contrôle par le Hamas, qui adopte la résistance armée contre Israël, de la bande de Gaza depuis juin 2007 a renforcé les groupes djihadistes au Sinaï, qui ont établi une coopération multiforme avec le mouvement islamiste palestinien. La situation particulière de la péninsule en fait un endroit idéal pour les djihadistes. C’est une large région désertique de 60 000 km2, faiblement peuplée de 600 000 habitants, dont 70 % de bédouins, essentiellement dans les régions côtières, ce qui a laissé le champ libre aux groupes djihadistes pour s’y multiplier et trouver refuge dans les zones escarpées du nord et du centre, comme dans la montagne Al-Halal, difficiles d’accès pour les forces de sécurité et l’armée.

Vu l’importance stratégique du Sinaï, en raison de sa position frontalière avec Israël et la bande de Gaza, les autorités égyptiennes ont toujours maintenu une vision éminemment sécuritaire et militaire de cette région, négligeant la population locale, qui souffre d’un retard dans le développement économique par rapport aux autres régions du pays. Même l’industrie florissante du tourisme au Sud-Sinaï n’a que faiblement profité aux bédouins, dont une bonne partie vit de la contrebande avec la bande de Gaza. L’adhésion de plusieurs bédouins aux groupes djihadistes, leurs liens avec le Hamas et leur implication dans le commerce illicite avec Gaza ont renforcé les suspicions de l’armée et des autorités égyptiennes à leur égard, consolidant par la même leur marginalisation. En même temps, la discrimination et les exactions dont souffrent les bédouins aux mains des forces de l’ordre, à la recherche des djihadistes, alimentent le ressentiment et l’hostilité d’au moins certains d’entre eux, renforçant du même coup les rangs des groupes djihadistes.

Dans ce contexte, l’option militaire ne peut constituer seule une solution durable au problème multiforme de la population du Sinaï. La clé se trouve dans une meilleure intégration des bédouins dans la société égyptienne via divers moyens, dont la cessation progressive des discriminations dont ils font l’objet et la mise en place d’importants projets de développement permettant leur participation à l’essor de l’économie locale .

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