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Le nouveau visage de la Russie au Moyen-Orient

Tuesday 4 mai 2021

Avec le retrait relatif des Etats-Unis de la scène moyen-orientale, la Russie émerge en médiateur de choix dans une série de dossiers régionaux, en tête desquels la guerre civile en Syrie, mais aussi le conflit en Libye. Dans toutes ces questions, le pragmatisme russe s’est révélé un atout ; Moscou agissant sur la base des intérêts communs du moment, plutôt que sur des partenariats à long terme. Dans les espaces fragmentés qui caractérisent de grandes parties du monde arabe post-2011, cette flexibilité tactique a été payante. Elle a permis à la Russie, par exemple, de soutenir ostensiblement la reconquête par son allié le président Bachar Al-Assad de l’ensemble de la Syrie, tout en négociant par la suite la partition de facto du pays avec la Turquie, afin d’éloigner celle-ci de l’Otan et des Etats-Unis.

Pour confirmer ce rôle acquis ces dernières années, le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, a effectué, du 9 au 11 mars, une tournée dans la région du Golfe, où il s’est rendu en Arabie saoudite, aux Emirats arabes unis et au Qatar. La tournée s’est déroulée sur fond d’incertitude parmi ces Etats quant à leurs relations futures avec la nouvelle Administration américaine. Capitalisant sur ce contexte, Moscou a rappelé aux dirigeants de ces pays sa volonté de combler l’éventuel vide qui pourrait surgir si leurs rapports avec Washington stagnaient, tant au niveau militaro-sécuritaire qu’à celui des questions régionales. Aussi bien les Emirats que le Qatar se sont montrés intéressés, dans le contexte du retrait relatif de Washington, à engager une relation de travail avec Moscou basée sur des intérêts communs. Leur rapprochement avec la Russie, loin de vouloir signifier qu’ils chercheraient à remplacer l’allié américain, servirait au contraire à exercer des pressions sur les Etats-Unis pour qu’ils reviennent à de meilleurs sentiments.

La tournée du chef de la diplomatie russe était dominée par le conflit syrien, dans lequel Moscou joue le rôle principal en faveur du régime de Damas, alors que les Etats-Unis ont choisi de rester à l’écart. Moscou a trouvé en la matière des terrains d’entente avec les Emirats et le Qatar. A Abu-Dhabi, Lavrov a cherché à attirer des fonds émiratis pour reconstruire l’économie syrienne et les infrastructures détruites du pays. De leur côté, les Emirats souhaitent rétablir leurs relations économiques avec Damas, et les investisseurs émiratis ont toujours été séduits par les gains financiers considérables qui peuvent être obtenus en relançant l’économie syrienne dans la phase de reconstruction post-conflit.

Mais les Emirats se heurtent à la loi américaine, dite César, qui impose des sanctions contre le pouvoir syrien. Entrée en vigueur le 16 juin dernier, cette loi vise également les entreprises et les particuliers étrangers qui fournissent des financements au régime syrien. Il n’était donc pas étonnant que le ministre émirati des Affaires étrangères, cheikh Abdallah Bin Zayed Al Nahyan, ait qualifié, à l’occasion de la visite de Lavrov, la loi César de « gros obstacle » à la coopération avec la Syrie, que les Emirats souhaiteraient développer. Il a également réaffirmé le soutien de son pays à la position russe, lorsqu’il a préconisé la réintégration progressive du régime syrien dans la Ligue arabe, signalant par là même son désaccord avec la politique américaine vis-à-vis de Damas.

La position des Emirats n’est pas nouvelle. Depuis la réouverture de leur ambassade à Damas le 27 décembre 2018, ils se sont rapprochés du pouvoir syrien. Après une première période dans laquelle ils ont soutenu l’opposition contre Bachar Al-Assad, les Emirats sont progressivement devenus méfiants envers la possible montée en puissance des groupes islamistes en Syrie à la faveur de la guerre civile. Ils ont alors abandonné l’objectif d’un changement de régime à Damas et se sont concentrés sur la lutte contre l’islam politique, nommément Daech et les Frères musulmans. Par conséquent, ils se sont retrouvés sur la même longueur d’onde que la Russie. Abu-Dhabi considérait également la Syrie comme une arène de lutte contre l’expansion des influences de l’Iran et de la Turquie. L’ancien ministre d’Etat émirati aux Affaires étrangères, Anwar Gargash, (février 2008-février 2021) avait soutenu que la réactivation du « rôle arabe » en Syrie était une nécessité pour contrer la présence iranienne et turque.

La diplomatie russe a montré sa capacité à jouer sur plusieurs registres lorsqu’elle a tenu à Doha une réunion tripartite sur la Syrie avec les chefs de la diplomatie du Qatar et de la Turquie, deux principaux concurrents des Emirats pour l’influence dans la région. Au cours de la réunion, il a été décidé de donner à celle-ci un caractère régulier et de créer un nouveau forum tripartite au niveau des ministres des Affaires étrangères en vue d’un règlement du conflit syrien. Ce format s’ajoutera à celui – dirigé par la Russie, la Turquie et l’Iran – connu sous le nom d’Astana, en référence à l’ancien nom de la capitale de Kazakhstan qui avait hébergé les réunions des différentes parties syriennes à partir de janvier 2017.

Le champ de travail le plus prometteur de la nouvelle « troïka » russo-turco-qatari pourrait être celui de la fourniture d’une assistance aux réfugiés syriens, qui a été au centre des discussions à Doha. Plus précisément, Moscou souhaite que ce dernier participe au financement de la reconstruction des infrastructures dans les régions contrôlées par le régime syrien, afin d’y rendre les conditions favorables au retour des réfugiés, principalement du Liban et de Jordanie. Ankara serait aussi intéressé à attirer des fonds qatari pour la reconstruction des infrastructures destinées aux personnes déplacées dans les zones sous son contrôle dans le nord de la Syrie, à Idlib et Afrin. Ce qui permettrait de renvoyer dans ces territoires un nombre des réfugiés syriens en Turquie.

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