Le président Mohamad Morsi doit se rendre les 26 et 27 mars au Qatar pour y assister au 34e sommet de la Ligue arabe. Ce déplacement est son premier dans la richissime monarchie gazière, mais fait suite à de nombreuses visites effectuées ces derniers mois au Caire par divers hauts responsables qatari, à commencer par l’émir du pays, Hamad bin Khalifa Al Thani.
Ces visites marquent un renforcement spectaculaire des rapports entre les deux pays, notamment depuis l’arrivée au pouvoir d’un président islamiste, issu des Frères musulmans. C’est d’ailleurs ces derniers qui gèrent les rapports avec Doha plutôt que le ministère égyptien des Affaires étrangères, court-circuité par les deux parties lors de déplacements de hauts responsables entre les deux pays. Il s’agit notamment des visites à Doha de Khaïrat Al-Chater, vice-guide suprême et homme fort de la confrérie.
Les retrouvailles égypto-qatari, après le froid et les suspicions qui avaient marqué les rapports bilatéraux sous l’ancien président Moubarak, se sont traduites par un soutien financier massif accordé par le Qatar à l’Egypte, qui croule sous le poids d’une crise économique sans précédent depuis le soulèvement populaire du 25 janvier 2011, et qui cherche désespérément des bailleurs de fonds qui viendraient à son soutien. Doha a ainsi accordé à l’Egypte 5 milliards de dollars, dont un don de 1 milliard et 4 milliards de dépôts à la Banque Centrale. Le Qatar a également promis 18 milliards de dollars d’investissements sur cinq ans qui porteraient, selon le premier ministre Hicham Qandil, sur deux mégaprojets, le premier à l’est de Port-Saïd, d’une valeur de 10 milliards, et l’autre dans la région de la mer Rouge, d’un montant de 8 milliards.
Cette aide massive a provoqué une levée de boucliers chez l’opposition égyptienne, relayée par plusieurs médias locaux, qui criaient à l’immixtion, voire à la domination, qu’elle pourrait conférer au petit émirat dans la définition et la formulation des politiques intérieures et extérieures de l’Egypte. Les informations abondent dans ce sens sur les « concessions » faites par Le Caire en contrepartie des largesses qatari. L’Egypte ne serait plus désormais opposée à un système de rotation au poste du secrétaire général de la Ligue arabe, permettant à d’autres pays, possiblement le Qatar, de prendre la tête de l’organisation panarabe. Le Caire se serait également engagé à soutenir les candidats qatari à des postes de direction dans les organisations régionales et internationales. Par ailleurs, l’Egypte aurait accepté d’accorder aux investisseurs qatari des avantages dont ne disposent pas leurs homologues d’autres nationalités. Ils seraient ainsi exclus du cadre légal régissant la détention de propriétés par les étrangers. Le Caire aurait aussi accédé à la demande de Doha d’importer du gaz naturel qatari.
Réfutées aussi bien par les autorités égyptiennes que qatari, les accusations de l’opposition égyptienne trouvent leur fondement dans l’association entre l’assistance financière massive et l’activisme, qui ne se dément pas, de la politique étrangère de la monarchie des Al Thani depuis l’arrivée au pouvoir de Hamad bin Khalifa en 1995. L’année suivante, il crée l’arme médiatique de l’émirat, la chaîne satellite Al-Jazeera, un outil au service de sa politique étrangère. Le gouvernement égyptien, du temps de Moubarak, n’avait cessé de se plaindre de sa couverture, jugée biaisée, de l’actualité du pays des pharaons. C’était l’une des raisons de la tension qui caractérisait les rapports bilatéraux.
Au déclenchement du soulèvement contre Moubarak, la chaîne qatari a joué un rôle dans l’encouragement des protestations contre le régime. Après l’accession au pouvoir des Frères musulmans, la chaîne, qui a depuis perdu de son audience en raison de l’apparition de plusieurs chaînes de télévision locales, a amorcé un virage en faveur des nouveaux maîtres du pays. Un document du Département d’Etat américain en 2010, révélé par WikiLeaks, a souligné que le Qatar manipule la couverture médiatique d’Al-Jazeera pour servir ses intérêts politiques.
Ces intérêts vont de pair avec ceux économiques de l’émirat, qui est devenu depuis 2010 le pays le plus riche de la planète en termes de revenu par habitant. Son Fonds souverain d’investissement occupe la 12e place au monde avec 115 milliards de dollars. Les réserves colossales en devises étrangères du Qatar, premier exportateur mondial de gaz liquéfié depuis 2006, sont placées dans des investissements lucratifs, qui sont en même temps choisis pour permettre à l’émirat de gagner en influence politique et en prestige régional et international. Depuis l’éclatement des soulèvements populaires qui ont renversé les régimes en place dans plusieurs pays arabes et la montée en puissance de mouvements islamistes, le Qatar a misé sur ces nouvelles forces en ascendance.
L’émirat, qui interdit toute forme de représentation politique, croit que l’islamisme est la force politique de l’avenir dans le monde arabe. Il a donc décidé de s’y investir, en accordant son soutien financier, politique et parfois militaire aux islamistes, notamment les Frères musulmans qui dominent la scène. C’était, et reste le cas en Libye, en Syrie ainsi qu’en Tunisie et en Egypte.
Doha voit dans la formation d’une alliance avec les Frères musulmans — grâce à la diplomatie du carnet de chèques — un moyen de créer une base régionale à une influence économique et politique accrue au Moyen-Orient et au-delà. Formulé autrement, le Qatar a profité du Printemps arabe, du recul économique et de l’instabilité qui en a résulté dans plusieurs pays, notamment l’Egypte et la Syrie, pour faire avancer ses propres intérêts à s’établir en puissance régionale incontournable. Les ambitions régionales du petit émirat, fondées sur sa richesse gazière, ne sont un secret pour personne.
Il est déjà intervenu en médiateur, avec des fortunes diverses, dans plusieurs conflits régionaux pendant les dernières années : Liban, Palestine, Soudan, Yémen, Afghanistan … L’avènement du Printemps arabe, qui a atteint des pays aussi centraux dans le monde arabe que l’Egypte et la Syrie, lui a donné une occasion « historique » pour faire avancer ses pions et gagner des points face à des concurrents comme l’Arabie saoudite.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Qatar a pris le contre-pied des positions des autres monarchies du Golfe vis-à-vis de la montée en puissance des Frères musulmans dans la région. Ces pays, notamment l’Arabie saoudite, les Emirats et le Koweït, sont plutôt sceptiques, voire hostiles, à l’accession au pouvoir des Frères musulmans en Egypte et ailleurs. Leur position remonte à l’époque de l’invasion iraqienne du Koweït en 1990, où la confrérie s’était opposée à l’intervention des troupes américaines pour libérer le Koweït. Cette position a été considérée comme de l’ingratitude par ces pays qui avaient donné refuge à des Frères musulmans égyptiens et autres qui fuyaient la persécution dans leur pays à partir des années 1960. Seul le Qatar s’est départi, à partir du milieu des années 1990, de ce consensus forgé par les monarchies du Golfe. Sa politique étrangère s’est basée depuis sur un équilibre insoupçonné entre éléments contradictoires, dans le but d’instaurer son rôle de médiateur au Moyen-Orient et d’établir sa stature de puissance régionale.
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