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L’armée et les Frères musulmans

Monday 25 févr. 2013

Les rapports entre le président et l’armée sont tendus. Sur fond de crise politique multiforme, de troubles sociaux, d’instabilité sécuritaire et de graves difficultés économiques, de profondes suspicions marquent les relations entre les deux parties, qui ont eu beau tenter de les masquer, sans y parvenir. Les indices se sont multipliés ces derniers mois sur le manque de confiance entre le chef d’Etat et les Frères musulmans, d’un côté, et l’institution militaire, de l’autre. Le dernier en date concerne une rumeur persistante qui s’est répandue, à partir du 17 février, sur une possible destitution par le président du ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi. La rumeur faisait suite à une déclaration faite le 14 par ce dernier, dans laquelle il soulignait qu’il ne permettrait ni aux Frères musulmans, ni à aucun autre groupe politique, de dominer l’armée, qui doit garder son identité nationale.

La déclaration faisait allusion aux tentatives de « frérisation » des institutions de l’Etat, prêtées à la confrérie, dont le président est issu. Selon un récent livre, « Le Secret du temple », publié par un ancien dirigeant des Frères musulmans, Sarwat Al-Kharbawi, ce groupe a tenté à plusieurs reprises d’infiltrer l’armée, en tentant d’y créer des cellules secrètes. Le commandement de l’armée en est conscient et reste particulièrement vigilant. Il s’est toujours opposé à toute tentative d’infiltration de l’armée par de groupes politiques ou religieux, par crainte de semer la division en son sein et d’impacter négativement sa cohésion interne.

Certains analystes militaires ont estimé que la rumeur de révocation d’Al-Sissi était un ballon d’essai présidentiel destiné à mesurer la réaction de l’armée. Bien que celleci n’ait pas réagi officiellement, une source militaire anonyme n’a laissé aucun doute sur la fermeté de la réaction de l’armée en cas de limogeage du chef de l’armée. Il a souligné qu’une telle éventualité serait « un suicide » pour le régime en place, tout en faisant part de la colère des officiers. Le palais présidentiel a par la suite tenu à apaiser la tension avec l’armée. Il a émis, le 18 février, un communiqué officiel dans lequel il soulignait son appréciation des forces armées et la confiance du président en Al- Sissi. Mohamad Morsi a même reçu quelques jours plus tard, le 21 février, le ministre de la Défense, à qui il a réaffirmé « sa confiance ».

Ces messages destinés à rassurer ne permettent cependant pas de dissiper le climat de soupçons entre les deux parties, alimentés par diverses prises de position. Le 29 janvier, le ministre de la Défense a lancé une menace à peine voilée d’une possible intervention de l’armée dans la vie politique, afin d’éviter le risque d’un effondrement de l’Etat, en conséquence de l’incapacité des parties prenantes à résoudre la crise politique.

Loin de signaler une envie de rejouer un rôle politique, cet avertissement était destiné à pousser les protagonistes, dont la présidence, à faire les concessions nécessaires pour un règlement de la crise, afin d’éviter le pire. Mais il faisait porter la responsabilité de la persistance de la crise sur l’ensemble des parties, dont le président, ce qui n’est pas du goût de ce dernier. Un dirigeant du Parti Liberté et justice, bras politique des Frères musulmans, a bien souligné cet aspect en marquant son insatisfaction face au manque de soutien par l’armée à « l’autorité légitime » du président. Il a fait part de ses soupçons envers l’armée qui veut, par ses prises de position, revenir sur l’arène politique après en avoir été écartée par le président Morsi, en août dernier.

La présidence ne semble pas avoir apprécié la façon indulgente dont l’armée a fait preuve dans son application du couvre-feu décidé le 27 janvier, pour un mois, par Mohamad Morsi dans les trois villes du Canal de Suez, Port- Saïd, Suez et Ismaïliya, après les violences intervenues à l’occasion de la commémoration du 2e anniversaire du soulèvement du 25 janvier. Les commandants de l’armée ont clairement fait savoir qu’ils n’utiliseraient pas la force pour imposer le couvre-feu, violé massivement dès son entrée en vigueur par la population des trois villes. Des vidéos postées sur les réseaux sociaux montraient des milliers d’habitants manifestant contre le couvre-feu, le président et les Frères musulmans, sous les regards amusés des soldats. Une autre montrait des soldats en train de jouer au foot avec des habitants pendant les heures du couvre-feu.

Echaudé par 16 mois d’une période de transition chaotique menée par le Conseil suprême des forces armées, depuis la chute de Moubarak et jusqu’à l’investiture de Morsi, le commandement actuel de l’armée cherche à éviter toute confrontation directe avec la population en vue de retrouver son image de marque, gravement ternie par son implication dans la politique. Al- Sissi a ainsi indiqué que l’armée devrait observer un difficile équilibre entre le non-affrontement avec les citoyens et la nécessité de protéger les institutions de l’Etat.

Le premier heurt entre le président et l’armée sous Al- Sissi remonte à la fin 2012 lorsque le ministre de la Défense a appelé à la tenue le 12 décembre, sous les auspices de l’armée, d’une séance de dialogue informel entre les différents protagonistes pour régler la plus grave crise politique qu’ait connue le pays depuis l’investiture de Morsi, le 30 juin. L’appel intervenait à la suite de violentes manifestations de protestation contre la déclaration constitutionnelle du 22 novembre par laquelle le président s’était attribué des pouvoirs absolus, ainsi que contre le projet de Constitution rédigé par les islamistes, en l’absence des forces libérales. Le président et la confrérie étaient bien entendu contre l’initiative d’Al-Sissi, car ils ne voulaient pas d’un retour de l’armée sur la scène politique. Ils la soupçonnaient de vouloir profiter de la crise pour effectuer un come-back en politique. Sous la pression de la présidence, Al-Sissi dut rétracter, et la rencontre fut annulée. Malgré les soupçons que nourrit la confrérie à l’encontre de l’armée, rien n’indique que celle-ci cherche à s’impliquer directement dans la politique ou à mener un coup d’Etat, du moment où ses intérêts sont protégés. C’est le cas avec la nouvelle Constitution, qui garde intacts ses privilèges économiques, met largement son budget à l’abri du contrôle du Parlement et stipule que le portefeuille de la Défense soit tenu par un militaire.

Le commandement actuel de l’armée, qui a pris la relève après la mise à l’écart du maréchal Tantawi et du général Sami Anan le 12 août, a appris la leçon de la grave détérioration de l’image de l’armée pendant qu’elle tenait les rênes du pouvoir. Il veut redorer son blason en s’éloignant de la politique. Mais, en même temps, l’armée, qui se définit comme le pilier de l’Etat et le dernier rempart contre le désordre et le chaos, ne peut se désintéresser complètement des évolutions de la vie politique intérieure, surtout lorsqu’elle se trouve en présence d’une grave crise multiforme qui déstabilise le régime et risque de causer un effondrement de l’Etat lui-même. Cette pensée a été exprimée à maintes reprises par Al-Sissi et le chef d’état-major, Sedqi Sobhi. Celui-ci a souligné, le 17 février, que l’armée « garde un oeil sur ce qui se passe dans le pays et si jamais le peuple égyptien a besoin des forces armées, elles seront dans les rues en moins d’une seconde ». Cette déclaration note l’une des conditions d’une possible intervention de l’armée dans la vie politique : une volonté populaire, qui serait largement exprimée par divers moyens via des forces politiques et des manifestations de rue. De timides appels à une intervention de l’armée font déjà leur apparition. L’armée, encore très marquée par la campagne de dénigrement et de protestations populaires dont elle a fait l’objet pendant la période où elle tenait le pouvoir, reste très réfractaire à une immixtion dans la politique, qu’elle ne veut pas, car trop risquée.

D’abord, rien n’indique qu’elle fera mieux que lors de la première fois, vu les énormes défis qu’elle doit relever. Les risques de protestations populaires et de violences seraient alors très importants. D’autant plus que diverses forces révolutionnaires et civiles demeurent farouchement opposées à tout rôle politique de l’armée. Les réactions des forces islamistes, qui disposent d’une forte assise populaire, devraient également être très violentes, car elles considéreraient alors l’intervention de l’armée comme un coup d’Etat contre le pouvoir légitime, issu des urnes.

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