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Genèse de la crise politique en Egypte

Monday 10 déc. 2012

La grave crise que traverse l’Egypte révèle plusieurs maux dont souffre la vie politique du pays depuis la chute du régime de Hosni Moubarak, le 11 février 2011. Elle montre les difficultés de transition vers un système politique démocratique, après des décennies d’autoritarisme et d’absolutisme présidentiel.

Les élites et la classe politiques égyptiennes restent grandement marquées par cette culture autocratique. La déclaration constitutionnelle du 22 novembre — annulée samedi dernier en vue d’une sortie de crise — qui avait mis le feu aux poudres en accordant des pouvoirs absolus, quoique temporaires, au président, est un exemple type de ce courant de pensée. A supposer que les intentions du président Mohamad Morsi et du Parti Liberté et justice, bras politique des Frères musulmans, étaient bonnes (poursuivre l’installation des institutions démocratiques) et leurs craintes fondées (un présumé complot ourdi par les « résidus » de l’ancien régime pour renverser le président démocratiquement élu) — ce qui reste à prouver —, les moyens utilisés sont certainement mauvais, à commencer par la déclaration constitutionnelle que le président a été obligé d’abroger, car ils vont à l’encontre de l’établissement d’une démocratie stable et font réveiller les démons de l’autoritarisme et de l’absolutisme dont l’Egypte a souffert pendant des décennies. Ces méthodes, dont l’accélération des travaux de l’assemblée constituante en l’absence des libéraux, sont également intervenues à un mauvais moment, très délicat, où la mouvance islamiste majoritaire, Frères musulmans et salafistes, était à couteaux tirés avec le courant libéral minoritaire, soutenu par l’Eglise copte, sur la rédaction de la Constitution. Plus important, une crise de confiance sépare les deux blocs islamiste et libéral. Toute action inconsidérée ou mal réfléchie ne fait, dans ce contexte, qu’élargir ce fossé et rendre plus difficile toute entente à un moment où le pays en a un grand besoin pour mener à son terme la période de transition, remettre sur pied l’économie et aller de l’avant sur la voie de l’établissement d’un Etat démocratique.

L’attitude du président, issu des Frères musulmans, tient en partie à la longue tradition de la confrérie dans l’action secrète et clandestine face à une répression gouvernementale souvent brutale. Les chefs de l’opposition libérale, dont Mohamed ElBaradei, Hamdine Sabbahi et Amr Moussa, étaient en colère contre le manque de concertation et de transparence de la part de la présidence, en ces moments difficiles. Ces dirigeants avaient rencontré le président, sur son invitation, quelques jours avant l’annonce de la déclaration constitutionnelle, pour discuter des moyens de sortir de l’impasse de la rédaction de la Constitution. Mais ils n’ont pas été consultés sur la possible promulgation d’une déclaration constitutionnelle, qu’ils allaient sûrement rejeter. Les conseillers du président — dont quatre ont démissionné en protestation — et le ministre de la Justice, de leurs propres aveux, n’étaient pas non plus au courant de l’intention du président de promulguer ladite déclaration. Certains spécialistes des mouvements islamistes expliquent l’attitude des Frères musulmans, en réaction à un supposé « complot » contre eux, par l’existence d’un « complexe de persécution » en raison des politiques répressives des différents régimes politiques à leur encontre, depuis l’époque de la monarchie. Ils citent à l’appui les déclarations faites récemment par le président Morsi sur l’existence d’un « complot » et de « réelles menaces imminentes » contre le pouvoir en place. Les Frères musulmans n’estiment pas suffisant d’avoir gagné une ou plusieurs élections (présidentielle en juin dernier et législatives en novembre-décembre 2011). Ils invoquent la dissolution mi-juin par la Haute Cour constitutionnelle, sur instigation du Conseil suprême des forces armées, de l’Assemblée du peuple (Chambre basse du Parlement), où ils détenaient une majorité relative, juste avant l’annonce des résultats du deuxième tour de la présidentielle, en vue d’empêcher les Frères musulmans de dominer les pouvoirs exécutif et législatif. La confrérie n’oublie pas le précédent algérien, où l’armée est intervenue pour enrayer le processus démocratique qui allait donner la victoire aux islamistes du Front islamique du salut dans les élections de 1991.

Les Frères musulmans, qui défendent l’action du président, soutiennent que la réalisation des objectifs du soulèvement populaire du 25 janvier 2011, dont l’établissement d’une démocratie stable, contre la « contre-révolution » menée par les « résidus » de l’ancien régime et leurs alliés objectifs parmi les libéraux et les laïcs, nécessite une action extralégale du type révolutionnaire. Cette logique « révolutionnaire » se heurte cependant à la légalité constitutionnelle que le président s’est engagé à respecter dans son serment de prise de pouvoir, le 30 juin, et renforce le manque de confiance qu’éprouvent les libéraux envers les Frères musulmans et leur foi en la démocratie. Les séculiers croient volontiers que les islamistes en général, et les Frères musulmans en particulier, ne croient pas à la démocratie « à l’occidentale » et qu’ils ne considèrent les méthodes démocratiques, notamment les élections, que comme un tremplin pour accéder au pouvoir. Mais qu’une fois au pouvoir, ils useraient de tous les moyens dont ils disposent, dont ceux antidémocratiques, pour s’y maintenir. Donc pour eux, les Frères musulmans croient en la démocratie seulement comme un moyen d’accéder au pouvoir et non comme une méthode d’exercer le pouvoir.

La crise politique révèle enfin le manque d’une culture de dialogue et de compromis parmi les élites et les hommes politiques. Le « jeu à somme nulle », connu en sciences politiques, serait ainsi leur modèle préféré, où le gagnant rafle tout, sans laisser au perdant de quoi sauver la face. Certains diront que ce modèle a été entamé par l’annonce du compromis trouvé le 8 décembre à l’issue du dialogue national, boycotté par les formations libérales les plus importantes, et qu’il serait peut-être le début d’une nouvelle pratique faite de concessions réciproques en vue de solutions aux obstacles que rencontre la période de transition et aux problèmes politiques à plus long terme. Mais c’est ignorer que le pouvoir n’y a eu recours que sous la menace et le danger de voir le pays s’enfoncer dans la violence et le désordre, avec toutes les conséquences prévisibles sur le maintien même des Frères musulmans au pouvoir. Vue sous cet angle, la concession de l’abrogation de la déclaration constitutionnelle du 22 novembre était une nécessité exigée par la gravité de la situation. L’opposition libérale, de son côté, qui estime insuffisant ce compromis, juge inacceptable le maintien de la date du 15 décembre pour la tenue du référendum populaire sur le texte de la nouvelle Constitution. Elle se sent flouée par le pouvoir qui, par l’annonce du compromis du samedi dernier, a gardé intact l’essentiel : le texte de la nouvelle Constitution, fortement influencé par les islamistes. L’acrimonie que ressentent les uns et les autres parmi les protagonistes de cette crise ne peut qu’attiser la bipolarisation sur la scène politique et rendre encore plus difficile un possible dialogue fructueux.

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