L’affaire de l’île de Qorsaya, qui a opposé fin novembre dernier soldats et paysans, est actuellement examinée par le tribunal … militaire. Sur les deux centaines d’habitants qui peuplent ce petit bout de terre tant convoité dans la capitale, 25 ont été traduits devant la justice militaire. Leurs chefs d’accusation : vivre sur des terrains appartenant aux forces armées et avoir résisté aux soldats de la police venus les évacuer.
Cette affaire met l’accent sur une demande populaire restée insatisfaite dans la nouvelle Constitution, à savoir l’annulation du jugement des civils par les tribunaux militaires. En effet, l’article 198 de la loi fondamentale, soumise au référendum, stipule qu’il est « interdit de juger les citoyens civils par la justice militaire sauf dans les crimes qui portent atteinte aux Forces armées. Ces crimes sont définis par la loi ». Le texte ne s’arrête pas là, il renforce aussi le statut de la justice militaire en la considérant comme « une instance judiciaire indépendante », et accorde aux juges « toutes les garanties (…) et tous les droits » dont bénéficient leurs homologues de la justice civile. De fait, les 25 habitants ont été accusés, selon la loi, « d’agression contre les personnels des Forces armées, d’usage d’armes et d’armes blanches, et de pénétration illégale de zone militaire » par le tribunal militaire. Aucune des ces armes n’a cependant été saisie.
En Egypte comme à l’international, les réactions ont été vives et immédiates. L’organisation internationale Human Rights Watch (HRW) a appelé le Parquet militaire à transférer l’affaire à la justice civile. Elle a aussi demandé l’ouverture d’une enquête sur l’usage disproportionné de la force par l’armée, ayant conduit à la mort d’un jeune homme, ainsi que la poursuite des militaires qui en sont responsables. « Le fait que l’armée pourchasse des habitants et procède à l’arrestation de civils et à leur traduction devant les tribunaux militaires représente un défi du gouvernement civil. Le président Mohamad Morsi doit mettre un terme à ces pratiques. (…) La Constitution égyptienne doit clairement stipuler que l’armée n’a le droit ni de détenir, ni de juger les citoyens civils », appelle Joe Stork, directeur de HRW pour la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
« Auparavant, les civils étaient traduits devant la justice militaire en vertu de la loi, non de la Constitution. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, la comparution des civils devant les tribunaux militaires devient constitutionnelle. Et ce, grâce à l’article 198 de la nouvelle Constitution », regrette Malek Adli, activiste des droits de l’homme. Celui-ci met en garde contre la formule « atteinte aux Forces armées », qui possède plusieurs interprétations et légitime un procès militaire. « L’expression est floue et peut donner lieu à l’incrimination d’innombrables actes sous cette étiquette. Surtout si le prochain Parlement décide de l’utiliser politiquement pour courtiser l’institution militaire », craint Adli.
« Parce que, finalement, le fait de maintenir la bride des jugements militaires sur le cou des citoyens n’est qu’un aspect de l’arrangement politique entre les Frères musulmans et l’armée. En échange, celle-ci garde intacts son pouvoir, ses privilèges et son empire économique contre son engagement de ne pas intervenir dans l’arène politique », estime-t-il.
Les tribunaux militaires sont à l’origine des plus graves violations des droits de l’homme durant les 18 mois qui séparent la chute de Hosni Moubarak, en février 2011, et l’élection du président Morsi. Près de 12 000 citoyens, dont des milliers d’activistes politiques, ont été traduits devant la justice militaire.
Vendre à des investisseurs
L’affaire de Qorsaya possède autant de versions que d’acteurs. Sa version la plus ancienne remonte à 2007. Selon l’avocat de l’un des 25 accusés, Ibrahim Radwane, « l’ancien premier ministre, Ahmad Nazif, a tenté pour la première fois de vider cet îlot de ses habitants pour vendre leurs terres à des investisseurs égyptiens et étrangers. Nazif les a enjoints d’évacuer leurs terrains qu’ils louent et cultivent depuis près d’un siècle ». Face à cette attaque frontale, les habitants avaient alors fourni les documents prouvant la légitimité de leur situation et leur droit d’occupation. « Une cour administrative leur a donné raison et a annulé la décision du premier ministre. L’appel du gouvernement devant la Haute Cour administrative a été rejeté en 2010 et la décision définitive était en faveur des habitants », rappelle l’avocat. Mais cette décision de justice n’a pas enrayé les convoitises. Magdi Youssef, le frère de Maher, l’un des accusés, poursuit l’histoire : « En 2010, c’était l’armée cette fois-ci qui a fait son apparition sur scène. Les militaires ont mis la main sur 5 feddans dont ils réclamaient la propriété. Ces terrains appartenaient déjà à des hommes d’affaires et même mon frère en possédait quelques quirats avec un autre paysan ». D’après Magdi, personne n’a essayé de tenir tête aux militaires, tout le monde a décidé de faire avec et de cohabiter pacifiquement. Jusqu’à ce qu’Ahmad Badawi, riche entrepreneur, réveille le chat qui dort. « Il a envoyé ses hommes pour récupérer son terrain saisi il y a deux ans ». D’après lui, les habitants de l’île n’étaient pas concernés par cette querelle opposant un richissime et l’armée. « Mais on a été très surpris de voir les militaires tirer en direction de nos habitations avant de procéder à des arrestations arbitraires », renchérit-il.
Sur sa page Facebook, le porte-parole des Forces armées, le colonel Mohamad Ali, légitime de telles arrestations. Selon lui, le terrain en question est une propriété des Forces armées, enregistrée en tant que telle le 12 juillet 2010. Les militaires l’utilisent comme base pour la protection de la capitale. « Après la révolution du 25 janvier 2011, certains habitants ont utilisé les troubles et le manque de sécurité qui régnaient dans le pays pour s’y établir. Les Forces armées ont par la suite évacué le terrain et ont placé une garde pour le sécuriser. Mais les habitants n’ont eu de cesse de renouveler leur entêtement ces dernières semaines », témoigne le porte-parole.
Ces tensions ont atteint un sommet au mois de novembre dernier. Les militaires ont ouvert le feu sur les habitants. Selon le colonel, « c’était en dernier recours, après l’épuisement des moyens pacifiques ».Il a ajouté que les militaires sur place avaient essuyé des tirs provenant de bâtiments. Toujours selon ses explications, dix personnes, dont quatre soldats, ont été blessées lors d’échanges de tirs. « Un pêcheur de 17 ans a reçu une balle à l’abdomen avant d’être retrouvé noyé par les habitants », indique la source, avant de conclure : « Le Parquet militaire poursuit l’enquête »
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