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Entre Riyad et Ankara, la realpolitik l’emporte

Abir Taleb , (avec Agences) , Mercredi, 22 juin 2022

Le prince héritier saoudien, Mohamad Bin Salman, est attendu ce mercredi en Turquie. Pragmatisme politique oblige, la page de la brouille entre Riyad et Ankara est tournée.

Entre Riyad et Ankara, la realpolitik l’emporte
Le contexte régional favorise la réconciliation entre la Turquie et les pays du Golfe, notamment Riyad.

« Nous allons recevoir le prince héritier mercredi à Kulliye », a annoncé le palais présidentiel turc à Ankara. L’annonce a été faite par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lui-même. Car c’est une visite d’un enjeu majeur: elle scelle la réconciliation entre la Turquie et l’Arabie saoudite, après trois ans et demi d’une brouille née de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, dans lequel Riyad était pointé du doigt, mais aussi de différends plus anciens, liés à des tensions régionales.

Les prémices de cette réconciliation, on les a déjà vu arriver avec la visite, fin avril, d’Erdogan en Arabie saoudite et de sa rencontre avec Bin Salman. Les deux hommes avaient alors parlé des « moyens de développer » les relations entre leurs deux pays. Quelques jours auparavant, la justice turque avait décidé de clore le procès de l’assassinat du journaliste et renvoyé l’encombrant dossier aux autorités saoudiennes. « On est bien loin des tensions de ces dernières années. Après que Khashoggi avait été tué en octobre 2018 au sein du consulat saoudien à Istanbul, le président turc en personne a accusé les plus hauts niveaux du gouvernement saoudien d’avoir commandité le meurtre, et Ankara avait insisté sur le fait que le procès se soit tenu en Turquie. Les relations étaient alors à leur plus bas niveau. Ce qui a eu un impact économique négatif sur la Turquie. On est bien loin de tout cela maintenant. La page Khashoggi est bel est bien fermée », estime Dr Mona Soliman, politologue, qui explique que c’est la décision de la justice turque qui a ouvert la voie au rapprochement entre les deux pays. En fait, avance-t-elle, « à travers des pressions exercées sur la Turquie, notamment la suspension des investissements saoudiens, Riyad a su pousser Ankara à changer de politique ».

Pour Riyad comme pour Ankara— mais chacun pour ses propres raisons—, l’enjeu de la réconciliation est stratégique. Encombré sur le plan international par l’assassinat de Khashoggi, Riyad veut plus que tout enterrer cette affaire. Ankara, de son côté, tend depuis plusieurs mois à améliorer ses relations avec les puissances régionales, notamment l’Egypte et les Emirats arabes unis. Cet activisme diplomatique d’Ankara au Moyen-Orient trahit notamment son besoin de capitaux étrangers, selon les experts. « Le changement de la politique turque envers les pays du Golfe a commencé à se concrétiser dès le début de 2021, Ankara a clairement montré sa volonté d’améliorer ses relations avec Riyad et Abu-Dhabi », affirme Dr Mona Soliman, experte en affaires turques, expliquant que « la réconciliation de ces derniers avec Doha a été un facteur encourageant, vu que l’alliance entre la Turquie et le Qatar était l’un des points de discorde essentiels ».


Le contexte régional favorise la réconciliation entre la Turquie et les pays du Golfe, notamment Riyad.

Contexte favorable et timing précis

C’est, en effet, après la reprise complète des relations diplomatiques entre le Qatar d’une part, et l’Arabie saoudite, les Emirats, Bahreïn et l’Egypte, survenue lors du sommet d’Al-Ula (Arabie saoudite) en janvier 2021, qu’Ankara a entamé sa politique de rapprochement avec le Golfe; avec la volonté affichée de mettre fin aux différends existants. Car entretemps, l’économie turque a connu des moments difficiles. Aujourd’hui, l’une des préoccupations majeures d’Ankara est d’obtenir des financements et des investissements pour faire face à la crise économique. Le président turc, qui espère être réélu en juin 2023, doit composer avec une forte dévaluation de la livre turque et une inflation qui a atteint 73,5% sur un an en mai, rendant sa réélection incertaine après deux décennies à la tête de l’Etat turc.

L’un des principaux aspects de cette visite est, en effet, l’aspect économique. Un haut responsable turc a confié à l’AFP, sous couvert d’anonymat, que plusieurs accords devraient être signés entre les deux puissances régionales. « On s’attend à une évolution substantielle avec des milliards de dollars d’investissements saoudiens en Turquie, ce qui va soutenir l’économie turque, actuellement en détresse. Ces capitaux pourraient être notamment destinés à la technologie militaire turque. En contrepartie, les Saoudiens bénéficieront de facilités dans le marché turc », prévoit Dr Mona Soliman. Selon l’experte, les Saoudiens, gros exportateurs de pétrole, veulent varier leurs sources de revenus. « Ils veulent aussi varier leurs domaines d’investissements, ceci est d’autant plus important que la crise ukrainienne a mis en avant la fragilité des économies ». Côté turc, on a grandement besoin des investissements saoudiens, à cause des difficultés économiques et de l’inflation qui a atteint des records depuis 25 ans. La Turquie ambitionne aussi d’accueillir plus de touristes saoudiens.

D’un côté comme de l’autre, le réalisme est de mise. « Toute la politique étrangère de la Turquie est basée sur le pragmatisme. Erdogan est lui-même très pragmatique, il veut se présenter comme étant proche des pays du Golfe, comme leur protecteur contre l’Iran, et ce, en jouant un rôle chez ses voisins », affirme Dr Mona Soliman.

En effet, cette première visite de Bin Salman en Turquie intervient alors qu’il est plus que jamais question de l’Iran. Les deux hommes vont sans doute discuter des conjonctures régionales, l’Iran en tête. « C’est un dossier important pour les deux puissances. Dans les discussions sur le nucléaire, actuellement bloquées, les Etats-Unis ne posent pas de conditions sur le rôle déstabilisateur de l’Iran dans la région, un rôle qui inquiète Ankara, à cause de l’influence iranienne chez ses voisins, et Riyad, à cause de ce qui se passe au Yémen et des attaques des Houthis sur le territoire saoudien », affirme l’analyste.

D’une manière plus globale, le rapprochement entre la Turquie et l’Arabie saoudite, et plus généralement les pays du Golfe, s’inscrit dans un contexte régional en mutation. Un contexte qui favorise cette réconciliation, notamment avec l’inquiétude grandissante face aux capacités nucléaires de l’Iran et l’évolution des relations israélo-arabes. « La Turquie se présente comme un pays qui peut faire face à la montée en puissance de l’Iran, et ce, à travers son alliance avec les pays du Golfe », ajoute-t-elle.

Par ailleurs, le timing de cette visite n’est pas fortuit. Elle intervient à un mois de la tournée régionale du président américain, Joe Biden. Selon Dr Mona Soliman, plusieurs facteurs laissent prévoir des changements dans les équilibres géopolitiques régionaux, voire mondiaux. « Les relations entre les pays de la région témoignent actuellement de changements importants. Et sur le plan mondial, la guerre en Ukraine a son impact sur la région. L’Arabie, par exemple, soutient la Russie. La Turquie tente de garder un certain équilibre dans ce dossier, tout en cherchant à faciliter une médiation entre l’Ukraine et la Russie, notamment », conclut l’experte.

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