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L’éternel mentor

May Sélim, Mercredi, 25 janvier 2023

Il faut connaître Jahine par coeur pour devenir un poète du dialectal, l’influence de ce grand maître sur les jeunes talents est indéniable.

L’éternel mentor
Nada El-Shabrawy, poète et booktubeuse.

Malgré sa disparition dans les années 1980, à l’âge de 55 ans, Salah Jahine ne cesse d’influencer plusieurs jeunes poètes du dialectal égyptien. Ses vers les inspirent au niveau de la technique, du lexique et du rythme. Sa poésie a de tout temps constitué une réflexion sur les problèmes et les aléas de la vie. « C’est un poète humaniste, hors classification. Il a mené avec Fouad Haddad (1927- 1985) une transition importante ; leurs poèmes se placent au-delà de toute classification linguistique », confirme le critique et poète Ibrahim Daoud.

C’est ce qui fait que plusieurs jeunes voix se proclament aujourd’hui plus ou moins de la même école. Habiba Al-Zein, poète originaire d’Assouan et lauréate du prix Ahmad Fouad Negm pour la poésie dialectale en 2022, pour son recueil Sirat Al-Gémmeiz (le récit du sycomore), confie que les oeuvres de Jahine ont largement contribué à sa formation. « Les pionniers du genre ont toujours été Salah Jahine, Fouad Haddad, Abdel-Rahmane Al-Abnoudi, entre autres. Lire les poèmes de Jahine est indispensable pour devenir un poète du dialectal. C’est une référence incontournable, mais je n’ai jamais eu l’idée de rédiger des quatrains comme lui, contrairement à d’autres. Son influence s’est exercée sur moi plutôt au niveau des idées et de la finesse d’esprit », explique-t-elle.

Habiba Al-Zein a adopté dans son recueil primé un langage frais, proche de la langue de tous les jours. « Le lexique de Jahine est différent de celui de Fouad Haddad et de Baïram Al-Tounsi. C’est la même chose en ce qui nous concerne. La nouvelle génération de poètes adopte le dialectal d’aujourd’hui. Je ne peux pas utiliser un lexique qui n’est plus en concordance avec la rue actuelle. On écrit différemment au niveau de la structure et de la composition même du poème », poursuit Al-Zein.

Au début furent les quatrains Moustapha Ibrahim, poète et parolier né dans les années 1980, ayant reçu plusieurs prix pour ses recueils en dialectal comme Manifesto (le manifeste) et Al-Zaman (le temps), avoue lui aussi avoir été influencé par Jahine, à ses débuts. Il a déclaré à maintes reprises dans la presse qu’il était très attiré par ses quatrains et a tenté d’en écrire, pour se faire la main. Mais, petit à petit, il s’est doté de son propre style.

La même histoire s’est répétée avec le jeune poète Eslam Hamada, dont le recueil de poésie Zay Elli Mettäl Fi Al- Chawarie (comme ce qui est dit dans les rues) lui a valu le prix Ahmad Fouad Negm. « Jahine a fait partie de mon enfance et de mon adolescence. J’avais l’habitude de voir ses photos dans les médias et d’écouter ses quatrains récités de sa propre voix. J’attendais que ça passait quasiment tous les jours sur l’une des chaînes satellites », raconte Eslam Hamada qui a acheté en 2012 un premier livre de Jahine. « C’était un livre de poche, avec une sélection de ses poèmes, publié par l’Organisme général du livre. Donc j’étais en quelque sorte formé par lui, sans jamais le rencontrer. Mes premiers brouillons étaient proches de ses quatrains », ajoute-t-il. Pour lui, Jahine est le poète le plus proche de la rue, son dialectal ne vieillit pas. « Il écrit dans un arabe dialectal qui jongle avec les sens et les symboles. Il transmet aux gens, en toute simplicité, des messages sur le socialisme et sur le nassérisme », estime Hamada, qui a recours quand même à une langue différente. « Le rythme rapide de la vie influence certes les créations des poètes, qui adoptent des formes plus libres », lance le jeune poète qui écrit surtout des poèmes en prose.


« Un bébé sur l’épaule de sa mère, Il pleure. Elle le berce, Il pleure, elle le serre sur son coeur, il pleure. Elle lui dit-mais parle mon petit ! Celui qui se tait, plus grande est sa douleur ! ». Dessin de Walid Taher illustrant Les Quatrains, livre bilingue, éditions Le port a jauni.

Nada El-Shabrawy est une jeune voix féminine qui a aussi une petite histoire avec les quatrains de Jahine. La poétesse, qui a été sur la liste courte du prix Negm cette année, a commencé à lire et à relire les quatrains dès l’âge de 7 ans. « Ce sont les premiers textes de poésie dialectale que j’ai lus. Mon père avait remarqué que j’écrivais des textes proches des chansons, alors il m’a offert Les Quatrains de Jahine. Certains m’ont plu, alors que je n’arrivais pas à déchiffrer d’autres, vu mon très jeune âge, parfois je restais au premier niveau de lecture. Mon père n’a pas considéré que ces vers de Jahine n’étaient pas convenables à une petite fille, donc j’ai eu la chance de les découvrir. C’est la preuve que Jahine peut être lu par des personnes de tous les âges. C’est grâce à lui que j’ai compris qu’il y a une autre forme de poésie, différente de celle en arabe classique qu’on étudiait à l’école, et que cette poésie n’est pas moins importante. Beaucoup de poètes débutent par imiter les quatrains de Jahine, puis ils découvrent que ce n’est pas facile. Son style est assez trompeur ! Certains ont tenté d’imiter, avec succès, les styles d’Al-Abnoudi ou de Negm, mais ce n’est pas du tout évident avec Jahine. Il y a une telle concision et une telle intensification dans ses poèmes, témoignant d’une si grande intelligence », s’étale El- Shabrawy.

De mauvaises imitations Cette dernière, également booktubeuse, reconnaît que plusieurs pages Facebook et autres plateformes publient des poèmes, en les collant à Jahine. Pourtant, ce sont de mauvaises imitations. « Ceci révèle, d’une part, le manque de connaissance chez les jeunes, qui ne parviennent pas à discerner le vrai du faux, et révèle, d’autre part, la place de Jahine, toujours aussi apprécié du grand public », faitelle remarquer, assurant que son impact sur les poètes qui écrivent en arabe classique est encore plus important que celui exercé sur les adeptes du dialectal. Son lexique, ses images et la structure de ses poèmes sont très prenants.

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