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Entre les deux, nos coeurs balancent

Lamiaa Alsadaty , Mercredi, 25 janvier 2023

Au programme des colloques organisés dans le cadre de la Foire du livre, deux grands noms se côtoient : le poète du dialectal Salah Jahine et l’écrivain Taha Hussein, éminent défenseur de l’arabe soutenu. De quoi soulever, chez les jeunes, un débat vieux comme le monde.

Entre les deux, nos coeurs balancent
« Ceux de la taverne sont tous devenus fous. Les hommes ont échangé les verres de la mort. De vin et de sang est écrit sur le mur. Mille regrets pour qui a le coeur doux ». Dessin de Walid Taher illustrant Les Quatrains, livre bilingue, éditions Le port a jauni.

Comme dans toutes les langues du monde, des différences plus ou moins grandes existent entre la langue parlée et la langue écrite. En arabe, en dessous de l’étiquette « Arabe » existent grosso modo deux registres : littéraire et dialectal. Le premier, dit « fosha », est conçu à l’écrit. Le deuxième, « ammeya », à l’oral.

Aussi, comme partout dans le monde, le littéraire et le dialectal ne cessent d’évoluer avec les transformations sociopolitiques. Cependant, le fossé entre ces deux registres est caractéristique de la langue arabe. « La diglossie, cet écart important entre la langue d’écriture et celle de la conversation quotidienne, est un problème commun à toute nation souffrant d’analphabétisme, de recul économique, et qui continue, toutefois, à importer des modes de vie étrangers. Ceci a permis tantôt de progresser, tantôt de tomber dans la platitude, en fait tout dépend de ses usagers. Par ailleurs, le littéraire, langue d’une minorité intellectuelle, reste emprisonné dans les livres », a souligné l’universitaire et intellectuel Galal Amin, dans une série d’articles publiée au quotidien arabe Al-Shorouk, en 2010. En Egypte, le conflit entre ces deux registres prend racine dans l’Histoire. Au XIXe siècle, l’intellectuel de la Nahda égyptienne (Renaissance) Rifaa Al-Tahtawi avait souligné à plusieurs reprises l’importance de normaliser le dialectal afin de le lier à des sujets en rapport avec les intérêts du grand public.

En outre, des Orientalistes ont mis en opposition les deux registres, de quoi avoir engendré des conflits croissants. A titre d’exemple, l’Allemand Wilhelm Spitta, dans son ouvrage Grammaire du dialecte arabe vulgaire, en 1880, avait proposé d’écrire le dialectal en lettres latines et de légitimer le dialectal comme langue d’expression pour la littérature, en soulignant que le littéraire ne développerait jamais une vraie littérature, puisqu’elle serait limitée aux intellectuels. Ces appels ont été accueillis avec ressentiment et refus par un public qui voyait en le littéraire la langue de religion et d’identité. Une opposition qui ne manque pas de résistance contre des étrangers conçus comme des occupants.

Depuis, le conflit entre les deux registres de langue n’a cessé de s’enflammer. Le parrain de la littérature arabe, Taha Hussein, réagissait depuis les années 1950 en un vrai défenseur de l’arabe littéraire et insistait sur le fait que la littérature ne devait être écrite que dans ce registre. Selon lui, un de ses rôles principaux consistait à améliorer le niveau de langue du lectorat et non pas à s’abaisser à son niveau linguistique.

Dans la revue Akher Saa (dernière heure), en décembre 1956, il a critiqué ceux qui défendaient l’usage du dialectal sous prétexte que le peuple ne comprenait pas le littéraire, en soulignant que des pièces jouées en soutenu avaient connu un grand succès telle Majnoun Leïla (le fou de Leïla) qui trouve ses racines chez les bédouins arabes d’Iraq au VIIe siècle. Une opposition qu’il avait affichée avec la montée du dialectal dans le théâtre avec les textes de Badie Khaïri et la poésie de Baïram Al-Tounsi et Ahmad Rami. La voie a été ouverte par la suite à toute une génération dont l’expression a été surtout façonnée par un nationalisme en croissance. Mais s’abstenir d’utiliser uniquement le littéraire à l’écrit ne nous aurait-il pas privés de grandes oeuvres écrites en dialectal ? Comment reconnaître la valeur de poètes tels Baïram Al- Tounsi et Salah Jahine et, en même temps, s’opposer au registre de langue qu’ils avaient choisi pour s’exprimer ? « L’appréciation des poèmes de Baïram Al-Tounsi et de Salah Jahine par le grand public est due au fait qu’ils ont réussi à tirer du dialectal ce qu’il a de plus beau », a souligné Galal Amin dans l’un de ses articles de presse. Le choix de Salah Jahine comme personnalité de la Foire du livre à sa 54e édition est assez significatif. « C’est un moyen de souligner l’importance du dialectal égyptien, un des médiums de la préservation de l’identité du pays et un soft power qui a impacté toute la région arabe », selon Ahmed Bahaa- Eddine, président de l’Organisme général du livre. Est-ce une opinion que partagent les jeunes d’aujourd’hui ? Où se situent-ils par rapport à la poésie de Jahine ?


Comment les plus jeunes perçoivent-ils la langue de Jahine ? (Photo : Yasser Al-Ghoul)

A mi-chemin

Ahmed, comptable de 26 ans, apprécie le choix de ce dernier, y trouvant « une reconnaissance officielle du dialectal comme langue de littérature. L’égyptien est notre langue, il faut absolument arrêter de la dévaloriser en faveur du littéraire, qui n’est qu’une langue imposée. C’est un bon présage, même si Jahine fait désormais partie des classiques, mais du moins il est le représentant du dialectal égyptien par excellence ».

Toqa Taman, 24 ans, assistante en ingénierie et membre du club de lecture Egypt Book Warms, pense que lire en arabe littéraire exige un effort mental et, du coup, un temps énorme, de quoi freiner le rythme de la lecture. Pour ce, elle préfère une langue à mi-chemin entre le littéraire et le dialectal. « J’adore le style de l’écrivain Khaïri Chalabi qui sait brillamment faire ce mixte, c’est le cas par exemple de son roman Saleh Heissa », souligne-t-elle. Et d’ajouter : « Mon rapport avec les oeuvres de Jahine est superficiel : des posts sur Facebook, ou des citations marquées sur un agenda. Par contre, j’apprécie les poèmes d’Amal Donqol et de Mahmoud Darwich, composés en arabe littéraire, et ceux de Moustapha Ibrahim en dialectal égyptien ».

Le dialectal pourrait-il être une langue de poésie comme il est déjà considéré comme une langue de cinéma et de chansons ? « Pourquoi pas ? La poésie devrait être en dialectal pour qu’elle puisse refléter les préoccupations et les sentiments des gens, mais à condition de soigner la langue. Ceci pourrait même attirer les jeunes qui ne lisent pas du tout, ou qui ne lisent pas en arabe littéraire. Peu à peu, ils vont sans doute tenter les pistes de l’arabe soutenu », répond Toqa Taman. Cette opinion n’est pas partagée par Chams, étudiante en psychologie, de 19 ans. Elle préfère plutôt lire en anglais et quand elle lit en arabe, elle opte pour l’arabe littéraire, notamment lorsqu’il s’agit de poésie, et pour le dialectal quand il s’agit de roman. « Je préfère lire des poèmes de Mahmoud Darwich ou de Nizar Qabbani, qui utilisent l’arabe littéraire. L’usage de celuici ajoute une certaine profondeur à l’idée traitée et une beauté aux images esquissées via la langue. Par ailleurs, le dialectal convient plutôt aux récits », explique la jeune étudiante. Et d’ajouter : « La plupart de mes collègues et amis ne lisent qu’en anglais et n’arrivent ni à lire en arabe ni à le comprendre. Sur les réseaux sociaux, on ne s’exprime qu’en franco (du dialectal écrit en lettres latines), on est toujours intéressés par les trends (tendances) qui ne sont la plupart du temps qu’un contenu étranger ».

A chaque époque ses expressions

Chams attire également l’attention sur le fait qu’écrire en dialectal risque de limiter le public de la littérature égyptienne. « Le dialectal égyptien n’est pas compris par les Arabes de ma génération. C’est l’arabe littéraire qui continue encore à rassembler tous les peuples arabes. Il ne faut pas oublier que Disney a remplacé, il y a des années, le dialectal par l’arabe littéraire pour faire le doublage », lance Chams qui affirme que le dialectal de Jahine ressemble au langage qui était employé dans le cinéma en noir et blanc, donc en quelque sorte incompréhensible ou peu clair pour certains de son âge. Un avis plus ou moins partagé par Aliaa Shoukry, 29 ans, maître-assistante en ingénierie, qui avoue avoir découvert certaines nouvelles expressions grâce à Salah Jahine, dont elle admire les oeuvres. « J’arrive parfois à déchiffrer le sens de certaines expressions grâce au contexte, sinon j’ai recours à ma mère », souligne Aliaa, pour qui le dialectal de Jahine est témoin d’un temps révolu. « J’ai lu beaucoup d’oeuvres écrites par des jeunes en dialectal égyptien. La langue de Jahine me semble plus élégante et travaillée. Je suis convaincue que maîtriser le dialectal à un tel niveau exige une excellente maîtrise de la langue littéraire, au préalable », précise-t-elle.

C’est plus ou moins la même idée qu’avance le professeur de critique et rhétorique Mohamed Abdel- Motteleb dans sa recherche publiée en 2008 sous le titre L’éloquence du dialectal dans les quatrains de Salah Jahine. Il y a montré que 82 % des mots employés par le poète sont issus de l’arabe littéraire, mais ont été introduits dans le lexique dialectal, sous l’effet des contacts et des transformations linguistiques.

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