Elle n’hésite pas à placer la barre très haut. Normal. Avec le prince héritier Mohamed bin Salman, l’Arabie saoudite mise sur le soft power : l’art et la culture. Impossible donc de ne pas saisir la balle à la volée ! Sawsan Albahiti est la première chanteuse saoudienne d’opéra. Elle chante des airs de Samson et Dalila, de Carmen, des Noces de Figaro, etc. Mélomane, elle a toujours eu ce désir de faire de la musique sa carrière, mais la situation socioculturelle à l’époque n’était pas propice. La jeune femme est née dans une famille saoudienne qui a un grand penchant pour l’art, surtout la musique. Son père est ingénieur civil et sa mère, diplômée en sciences médicales, était la directrice du musée Safeya bin Zaqr, une peintre saoudienne de grande renommée. « Enfant, j’allais au musée avec ma mère, surtout en été pour assister à des ateliers de dessin. J’avais l’habitude également d’aller avec elle au conseil culturel où se tenaient des débats intellectuels », se souvient Sawsan, évoquant son enfance marquée par un input distingué.
Saoudienne et fière de l’être, elle a aussi des origines syriennes de par sa grand-mère maternelle qui lui ont permis d’avoir une culture musicale riche et variée. A la maison, les chansons de Sabah Fakhry, Melhem Barakat et Talal Maddah s’imposent aux côtés de Abdel-Rab Idriss et Mohamad Abdo.
A l’âge de 6 ans, impressionnée par ses frères et soeurs aînés, elle commence à faire de la guitare. Le rock devenant son style de prédilection, Mettalica et Guns and Roses deviennent ses deux groupes américains préférés. Son amour pour la musique dans tous ses genres ne cesse de croître avec le temps. Toutefois, le bac en poche, elle ne pense pas à poursuivre ses études académiques en musique. « C’était en 2007. A l’époque, faire de la musique en tant que fille ne permettait pas d’avoir une carrière professionnelle. Et, je voudrais justement poursuivre mes études universitaires pour travailler. Alors, j’ai trouvé que le domaine de l’information était le bon choix », raconte Sawsan Albahiti.
Animée par le rêve de traverser les frontières et de s’ouvrir sur un monde différent, elle s’inscrit à l’Université américaine de Sharjah, aux Emirats arabes unis. Et se spécialise en communication publicitaire ; elle y étudie notamment son rapport à la psychologie. Cette spécialisation lui a permis, plus tard, d’utiliser les connaissances acquises dans ce domaine pour parvenir à une bonne visibilité au niveau des médias et du public. A l’université, pour ne pas être coupée du monde qu’elle admire, elle rejoint la chorale. « Le chef d’orchestre responsable de la chorale universitaire m’a conseillé de chanter de l’opéra. Je me suis mise à m’entraîner et à découvrir cet art. C’était comme des retrouvailles, tellement ça a cliqué ».
Et pourtant, en faire carrière n’était pas à l’ordre du jour. Sawsan se contentait de chanter en famille ou dans les cercles d’amis proches. Mais sous la houlette du prince héritier, la situation a pris un nouveau tournant : les autorités ont annoncé en 2016 la Vision de 2030 qui annonce une grande transformation à tous les niveaux, y compris en ce qui concerne les droits des femmes. Ravie de cette vision, Sawsan a annoncé à ses parents que c’était le moment que son talent devienne sa profession. Et eux, qui voyaient autrefois les choses avec beaucoup d’étonnement et de conservatisme, n’ont pas hésité à l’encourager et à applaudir ses efforts et sa persévérance.
En 2019, elle décide de développer son talent en étudiant le coaching vocal, c’est-à-dire la capacité à développer les aspects créatifs et stylistiques du chanteur. « Le coach vocal peut aider le chanteur en herbe à peaufiner son univers personnel et à mettre en avant ses forces, en lui donnant des conseils sur son style vocal ou en trouvant le bon titre à chanter. Ses conseils permettent normalement au chanteur de s’approprier la chanson ».
Mais pourquoi choisir l’opéra malgré une base musicale plutôt arabe ? « La façon dont un chanteur d’opéra utilise pleinement ses capacités vocales libère un pouvoir expressif exceptionnel. La difficulté de maîtriser l’art du chant lyrique en fait un défi passionnant. Les caractéristiques de l’opéra étant distinctives et difficiles à trouver dans d’autres genres, je m’y suis retrouvée », souligne-t-elle.
En juin 2019, elle est invitée par le ministre saoudien de la Culture afin d’assister à l’ouverture du concert donné par La Scala de Milan, un des Opéras italiens les plus prestigieux. A Riyad, elle donne une représentation lyrique phénoménale de l’hymne national saoudien et reçoit une ovation debout d’un public d’environ 3 000 personnes, avec notamment la présence de poètes et d’artistes de renom. « J’avais des émotions d’inquiétude et de fierté. Chanter l’hymne national devant un large public et aux côtés des artistes de La Scala m’était un vrai défi. Mais la réaction du public m’a rassurée et m’a confirmé que j’étais sur la bonne voie ».
La voix de Sawsan Albahiti attire rapidement l’attention. Elle devient vite une star de l’opéra par excellence. Elle se considère même comme partie intégrante de la campagne d’ouverture et de modernisation de l’Arabie saoudite. Ainsi, elle inaugure un studio spécial qui offre une formation vocale, touchant à toutes les compétences vocales.
En 2021, elle est nommée directrice des groupes musicaux saoudiens, auprès de l’Organisme de la musique. Un autre défi ? « Absolument. C’est une grande responsabilité ; je tiens à être à la hauteur ». Le vrai défi est au niveau d’un poste lié à la musique, ou bien au niveau d’une position occupée par une femme ? « Et pourquoi pas les deux ? En effet, je suis fière de mon pays qui m’a permis d’accéder à un poste pareil et de le représenter à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières. Partout dans le monde, les femmes affrontent des défis au niveau de l’emploi, pour la simple raison d’être femme ».
Albahiti a un plan clair et net : faire croître le public saoudien de l’opéra. Pour ce faire, il fallait juste présenter cet art de la manière la plus exacte, selon ses propos. « Pour comprendre l’opéra et le digérer, il faut être méthodique dans son choix, en commençant par les oeuvres les plus abordables aux plus ardues ». En outre, Albahiti estime que l’arabe est compatible avec l’opéra, même si la forme d’art est entièrement occidentale dans sa langue et son contenu. « J’ai interprété des opéras dans de nombreuses langues, notamment en allemand, en russe, en italien et en français. Pour chaque langue, j’ai dû adapter l’articulation des sons phonétiques pour aller avec le flux musical de la pièce lyrique. Pourquoi l’arabe devrait-il être différent à cet égard ? A mon avis, il est temps d’écrire en arabe un texte pour l’opéra et le composer dans un style arabe, mais en gardant bien évidemment le modèle musical opératique ».
Ce n’est pas évident, mais c’est faisable selon Albahiti, préoccupée en ce moment par la formation de cadres locaux. La persévérance est pour elle la clé de tout. Et, pour se donner du courage, elle garde toujours en tête l’exemple inspirant de son idéal Andrea Bocelli. Né avec une forme héréditaire de glaucome, ce dernier devient complètement aveugle à l’âge de 12 ans. Il est aujourd’hui l’un des chanteurs italiens les plus connus au monde et l’un de ceux qui ont vendu le plus d’albums, avec plus de 80 millions d’exemplaires. « J’ai appris de Bocelli que le vrai artiste gagne de la valeur non seulement grâce à son art, mais aussi à ses valeurs. Et, je lui ai dit ceci en le rencontrant lors de son concert au site historique d’Al-Ola, à Riyad », conclut la soprano saoudienne.

Lien court: