Franchir le seuil de sa maison, c’est transgresser le temps et l’espace pour vivre quelques moments en immersion totale avec la nostalgie d’un temps révolu. Un univers serein, qui ne ressemble pas à notre quotidien, s’offre à tout visiteur. Un sketch du grand peintre Seif Wanly et une peinture signée de l’orientaliste Paul Leroy cohabitent en harmonie totale avec un buffet style anglais et une table en bois massif entourée de sièges au dossier de bois grêle et ajouré, et des piétements inclinés en sabre. « C’est un style dit chippendale », explique Hossam Elouan, en un vrai expert, et d’ajouter : « J’ai acheté cette table et ces sièges du Souq (marché) Al-Gomaa à 1 000 L.E. et j’ai dû verser 7 000 L.E. pour les rénover. A cette somme, j’aurais pu acheter dès le début une chose de meilleure qualité. Par ailleurs, c’est parfois comme ça : on achète une chose qui nous émerveille, mais on se rend compte plus tard que ce n’était pas une bonne affaire », souligne Elouan, qui se rend régulièrement sur les marchés des objets de seconde main, des antiquités et de ferraille. « Si pour certains aller au club ou voyager est un moyen de se détracter, pour moi, se balader dans ces marchés est une source de bonheur », affirme le producteur de cinéma, qui n’achète jamais d’objets dans l’intention de les vendre plus tard, mais pour les utiliser. Car tout a sa fonction.
Et voilà, dans son bureau, le chapeau du lustre n’est que la couverture d’une machine à écrire qui date de 1926. Le ventilateur des années 1960 est encore capable de transformer la chaleur en une bouffée d’air frais. Et les meubles du salon sont faits d’un bois qui tapissait autrefois le parterre d’un bateau. Il en a fait le design et a demandé à son charpentier de le réaliser. A chaque coin son histoire. Et Elouan en parle comme un être cher.
Son rapport avec les marchés a débuté depuis les années 1990. Né dans une famille modeste au village de Kafr Hégazy, à proximité de la ville d’Al-Mahalla Al-Kobra (gouvernorat de Gharbiya, au centre du Delta), son père était un enseignant du cycle primaire et sa mère nutritionniste. Le petit Hossam n’a pas connu la vie des villageois. Il se rendait aux marchés des villes voisines pour aller au cinéma ou acheter des livres. « En secondaire, j’ai participé à un concours d’écriture à travers un exposé sur le théâtre de Tewfiq Al-Hakim. J’ai été classé premier au niveau du gouvernorat de Gharbiya, puis au niveau de la République. Et comme j’ai remporté une médaille, j’avais un statut privilégié et j’en ai bien profité. Chaque matin, au lieu d’aller à l’école, je prenais le train pour aller à Mansoura afin de passer la matinée au cinéma ou au café d’en face pour écrire », raconte-t-il. « En ayant l’habitude de me voir écrire, le garçon du café m’a annoncé qu’au bâtiment où se trouve le café habitait le grand écrivain Abdel-Hay Adib », ajoute-t-il.
Depuis, les images des écrivains venus des provinces et qui ont réussi à s’affirmer au Caire ne cessaient de caresser son esprit pour lui donner une grande poussée à réaliser son rêve. Partir au Caire lui était la seule issue. Le bac en poche, il s’est inscrit à l’Institut supérieur du cinéma.
Recommencer seul une vie dans la capitale n’était pas évident pour un jeune villageois de 18 ans. Pour la découvrir, le passionné de lecture s’est mis à le faire d’abord à travers les livres. « J’ai acheté des manuels dont se servent les guides touristiques. Et c’est à travers ces derniers que j’ai découvert les marchés populaires où se vendaient à bon marché les objets vieux et de seconde main. Toutes les semaines, j’y allais pour m’acheter une chose pour mon studio ». Et toutes les fois que le jeune change de place, il découvre un nouveau marché. Normal. A chaque quartier son marché. Et à chaque marché ses spécialités. « A titre d’exemple, Souq Al-Sabtiya, à quelques pas du centre-ville khédivial, est conçu pour tout ce qui est en bois ; un peu plus loin, Souq Ezbet Abou-Hachich pour la ferraille et les appareils usés ; Souq Al-Gomaa (à quelques pas du vieux Caire) est le plus vaste et du coup le plus varié : on y trouve d’anciens pavés, des meubles, des tableaux, etc. », explique Elouan, déclarant que ses heures préférées pour y trouver de bons objets changent aussi. « Il est préférable de se rendre à Souq Al-Gomaa jeudi soir au moment où les vendeurs sont en train d’étaler leurs marchandises, alors que pour Souq Al-Labban à Alexandrie, tous les jours très tôt le matin ».
Passionné par les objets antiques, Elouan apprend un tas de choses sur les objets eux-mêmes, sur leur histoire, sur leur fabrication, leur conservation … Et aussi sur les bonnes habitudes à prendre pour ne pas acquérir n’importe quoi à n’importe quel prix. « Un jour, je suis tombé sur une ancienne armoire française aux miroirs ovales biseautés. Je l’ai achetée à 1 200 L.E. Et comme j’étais en train de déménager et que je n’avais pas de place pour la mettre, j’ai demandé à mon charpentier de la mettre dans son dépôt. Ce dernier s’est exclamé pourquoi j’achetais ces poubelles, alors qu’il était prêt à m’en confectionner une nouvelle. Je lui ai demandé sur le tas s’il pouvait faire cette marqueterie. Il m’a donné une réponse négative. Et les miroirs ovales ? Il m’a dit qu’il pouvait les faire plutôt rectangulaires, et en plus, ça allait me coûter 10 000 L.E. Je lui ai dit que c’est pour cela que je préfèrerais acheter une armoire pareille plutôt que de confectionner une nouvelle sans valeur ».
Tout se passe dans le coeur et dans la raison. « Lorsque je ressens quelque chose vibrer au plus profond de moi, c’est un signe. Je rentre en fusion avec une oeuvre parce qu’elle correspond à la vision de ce qui va me toucher intérieurement, quels que soient la période ou le médium », affirme-t-il.
En effet, Elouan entretient non seulement des rapports avec les vendeurs qui n’hésitent même pas à l’appeler lorsqu’ils trouvent qu’ils ont des marchandises qui auraient pu l’attirer, mais aussi il a un certain lien à ses objets archaïques. Une source d’inspiration pour un écrivain ? « Absolument. Surtout que je suis intéressé par la période du début du XXe siècle. J’ai des documents qui disent beaucoup sur cette période tels les recueils de la revue caricaturale Al-Kashkoul des années 1920, critiquant Saad Zaghloul, et aussi à la même période, des lettres d’Inaam Saïd (ndlr : soeur du géologue Rushdie Saïd), une boursière égyptienne qui faisait des études en éducation artistique en Angleterre, dans lesquelles elle raconte à ses parents son quotidien et ses impressions ». Un projet est en cours ? « Il me manque encore ce qu’on appelle The Spirit of The Era : la façon de penser et de parler à cette époque, il faut pouvoir les cerner d’abord, avant de se lancer dans l’écriture ».
Par ailleurs, il a publié en 2022 un manuel renfermant une liste des maires et des notables de l’Egypte en 1927 et 1936, selon le manuel annuel alors publié. Une vision révélatrice et agréable des figures importantes et des familles de l’élite égyptienne du début de XXe siècle. Le livre renferme également certaines publicités de produits de l’époque.
Etre entouré de documents, de peintures, de meubles qui baignent dans un monde révolu ne constitue-t-il pas une rupture par rapport au réel ? « C’est mon univers, mon refuge. Il y a des moments où je ressens la nécessité de vivre en dehors de ce réel qui nous entoure », conclut-il.

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