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Mohamed Aboul-Naga : Artiste du passé recomposé

Névine Lameï, Jeudi, 04 mai 2023

Le plasticien égyptien Mohamed Aboul-Naga maîtrise l’art du papier à l’ancienne. Il s’en sert dans ses créations d’une grande variété, mélangeant des matériaux divers. Il tient dans son atelier du Vieux Caire des journées portes ouvertes durant les week-ends.

Mohamed Aboul-Naga
(Photo : Mohamad Maher)

Tous les matériaux sont bons à expérimenter : papier, pâte, glaise, polyester, céramique, acrylique, bois … Le plasticien égyptien Mohamed Aboul-Naga fait constamment peau neuve. Préoccupé par l’évolution du rapport entre l’homme et la ville, il l’exprime de manières très différentes. Il se sert de ses lectures portant sur des domaines variés tels la philosophie, le spiritualisme, la métaphysique, l’histoire, l’iconographie, les légendes et les contes populaires …

Né en 1960 à Tanta, ville du Delta, dont la gare constitue un noeud ferroviaire et qui est réputée pour l’industrie du coton et des textiles, Mohamed Aboul-Naga se définit souvent comme un fils de la ville mais aussi du village, il se félicite d’appartenir autant au milieu rural qu’urbain. Car Tanta se situe au carrefour de plusieurs villes et villages. Ceci n’a pas manqué d’influencer sa personnalité et sa manière de voir les choses. « Enfant, je n’arrivais ni à jouer dans les champs comme un vrai villageois, ni à appartenir à la ville avec ses grandes rues, ses jardins étendus, ses moyens de transport … J’étais plutôt habitué à me déplacer à pied », affirme Aboul-Naga. Le mouled d’Al-Sayed Al-Badawi (fête foraine commémorant le principal saint de la ville) est d’ailleurs ancré dans sa mémoire. « La maison de mes grands-parents donnait sur l’enceinte de la mosquée d’Al-Sayed Al-Badawi, où se déroule son grand mouled annuel. Quel éblouissement pour mes yeux ! J’étais imprégné par les rituels, les images aux couleurs vives, la foule, les charlatans, les poèmes chantés, les marchands ambulants, les murs ornés de dessins populaires … L’ensemble trouve ses échos dans mes oeuvres », souligne l’artiste, influencé également par le travail de Abdel-Hadi Al-Gazzar, Ragheb Ayyad, Tahia Halim et Saïd Al-Adawi. Bref, par tous ceux qui accordent une place particulière aux rituels, au spiritualisme, aux légendes et à la magie.

« Vers la fin des journées scolaires, je passais voir mon père au travail. Il était expert en le pesage de l’or. Je l’accompagnais durant ses visites d’inspection dans les magasins de bijoux et chez les orfèvres de Tanta », se souvient Aboul-Naga. C’est peut-être à partir de là qu’il a appris à savoir peser le pour et le contre, pour mieux équilibrer sa vie. Il aime aussi suivre son intuition, laisser libre cours à son imagination et faire une place de choix au vent du changement.

Animé par le désir de mieux gérer les déchets industriels, Aboul-Naga est toujours à la recherche de nouveaux supports, de nouveaux procédés de fabrication, de nouveaux matériaux. Dans l’atelier qu’il tient depuis 2012 dans la vieille ville de Fostat, il se prête à toutes sortes de jeux. Fostat est le coin des maîtres de la poterie par excellence et il s’en réjouit. « Outre ses fours, ses moules et ses artisans chevronnés, ce foyer de la poterie m’offre toutes les expériences possibles. J’ai décidé d’y vivre aussi et non seulement de travailler », souligne Aboul-Naga, en montrant les oeuvres faisant partie de sa série Al-Guidar (le mur), réalisée entre 1992 et 1994, mêlant peintures, papiers fabriqués à l’aide de matières organiques et de pigments naturels (feuilles d’arbre, fibres de coton, de laine, paille de riz, épis de blé …). « De la préhistoire à l’art contemporain, le mur a toujours été le lieu privilégié de l’expression artistique. Générateur de lien social, témoin actif du quotidien urbain, de son patrimoine visuel, de l’expression populaire, de l’identité d’un quartier, le mur se présente dans mes oeuvres tel un porteur de l’histoire de la ville et de ses secrets », précise l’artiste.

En 2002, il fonde — toujours à Fostat — l’association Al-Nafeza (la fenêtre), travaillant dans les domaines de l’art et du développement. « On aidait à créer des centres de formation spécialisés pour enseigner aux jeunes, en particulier aux filles, les arts et les techniques du papier recyclé à partir des déchets agricoles. On a choisi le papier car c’est le support de notre mémoire ancestrale. Les secrets du livre des morts et du voyage vers l’au-delà étaient rédigés sur du papyrus », explique Aboul-Naga. En coopération avec Al-Nafeza, il organise d’ailleurs ces derniers temps des événements qui se passent en week-end, en plein air, sous le titre d’Al-Hita (mur), dans son atelier à Fostat, et le prochain rendez-vous sera ces 5 et 6 mai, une rencontre interactive autour de l’art du portrait. « C’est dans le but de sortir un tout petit peu des galeries et des espaces clos ».

Toujours dans son atelier de Fostat, on découvre des manuscrits réalisés à l’aide de médias mixtes, faisant partie de la série Kotob Al-Asrar (livres des secrets), faisant référence à des textes chrétiens, hébraïques, musulmans, soufis … Des compositions iconographiques proches de l’art funéraire égyptien, avec des corps volants ou flottants, des visages aux traits effacés, des femmes semi-nues, des modèles nubiens. Plus loin, des vases en glaise portant des portraits du Fayoum, aux grands yeux exorbités, ou encore des vases canopes avec des dieux de l’Egypte Ancienne, qui se présentent comme les « gardiens des secrets ».

A Alexandrie, en 1979, il commence ses études aux beaux-arts jusqu’à obtenir son diplôme en 1983. « Alexandrie m’a tendrement accueilli. Il y avait une joie de vivre, un désir de surpasser les limites, d’accéder à ses rêves en toute liberté ». Il habite le quartier d’Ibrahimiya et fonde avec un groupe d’étudiants expatriés, dont les écrivains Alaa Khaled et Osama Al-Dinassori, la photographe Salwa Rachad et le peintre Ali Achour, la revue Amkena (magazine préoccupé par la culture du lieu). « On se rencontrait dans une maison du quartier de Bachus pour parler art et culture, débattre de la laïcité civile par opposition à l’islam politique. J’optais pour la pensée rationaliste et le libre arbitre, pour la culture visuelle sans idéologie ».

En 2011, il tient deux expositions, Wogouh Al-Sawra (les visages de la révolution) et Al-Qahira 11 (Le Caire 11). Dans cette dernière, il a usé de bombes de peinture et aérosols, faisant allusion au film Al-Qahira 30 (Le Caire 1930), d’après le roman éponyme de Naguib Mahfouz. Car le plasticien est friand de l’oeuvre de Mahfouz, mais aussi des poètes libanais Adonis et Onsi Al-Haj, des philosophes égyptiens Zaki Naguib Mahmoud et Fouad Zakariya.

Dès son jeune âge, il fréquentait le palais de la culture de Tanta, où il rencontrait son mentor, l’artiste Moustapha Michaïl. « Là-bas, j’ai fait la connaissance d’un groupe d’intellectuels qui ont pris le nom d’Ankh (croix de la vie), au lendemain de la victoire de 1973. A Alexandrie, on oscillait entre deux tendances, l’une adoptait l’impressionnisme de Kamel Moustapha et l’autre optait pour le style plus réaliste de Hamed Eweiss. Moi, j’ai choisi ce dernier groupe », confie Mohamed Aboul-Naga, qui a obtenu un master en 1992 sur les compositions picturales inspirées du manuscrit Maqamat Al-Harir de Yahya Ibn Mahmoud Al-Wassiti, au 13e siècle.

Aujourd’hui, il se plaît à partager sur sa page Facebook ses créations inspirées de manuscrits arabo-islamiques, mais munies d’une touche moderne. Il a dû travailler dessus pendant le confinement. « C’est un peu à l’instar de L’amour au temps du choléra de Marquez. Moi, j’ai réalisé une série de manuscrits érotiques, L’amour au temps du coronavirus, mettant en scène des hommes et des femmes privés de tout contact charnel à cause du confinement ».

L’artiste a en outre séjourné au Japon en 1996, pendant six mois. « Le Japon m’a ouvert un vaste champ de connaissances, avec ses usines, ses galeries d’art … Je vivais comme dans un rêve. J’ai découvert le washi, un papier japonais traditionnel fabriqué à partir de fibres naturelles. De retour en Egypte, j’ai décidé de le mêler au papyrus, pour en faire un métissage culturel réussi ».

En 1997, il obtient un doctorat en philosophie de l’art aux beaux-arts d’Alexandrie et est nommé commissaire de la biennale Khayal Al-Kitab (imaginer le livre), en 2002, dont il a été le fondateur. « Les participants étaient invités à penser différemment le livre. Depuis l’Antiquité, le livre était conçu comme un texte visuel, il a constitué un vecteur fondamental dans la communication du savoir ».

En 2015 et 2017, au Palais des arts, au Caire, Aboul-Naga s’est lancé dans une nouvelle aventure, avec l’exposition Nour Al-Chakl (la lumière de la forme), tenue durant le Ramadan, suivie de Dawayer (cercles) en 2018 à la galerie Khan Maghrabi. « Les petits cercles faisaient allusion aux mouvements des derviches tourneurs. On y voyait tantôt Néfertiti, tantôt Akhenaton, peints au temps moderne, dans un mariage peintures-papiers à partir de papyrus, lin, coton, paille de riz, le kudzu (vigne japonaise originaire d’Asie) et l’amate (papier d’écorce fabriqué au Mexique). J’ai appris la technique de l’amate du grand artiste mexicain Jorge Salcedo, venu exposer à la Bibliothèque d’Alexandrie », précise Aboul-Naga. Il fait ensuite escale au Qatar, où il a travaillé comme curateur auprès du Katara Art Center (KAC) pendant cinq ans. « Le KAC est un véritable melting-pot culturel. Il propose un mélange efficace de tradition et de modernité. J’aimerais voir quelque chose de similaire en Egypte », conclut-il.

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