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Gihan Omar : La poétesse mélancolique

Névine Lameï, Mardi, 09 novembre 2021

Figure incontournable des auteurs de la génération des années 1990, la poétesse Gihan Omar puise dans ses états d’âme pour écrire. Elle vient de publier son quatrième recueil de poèmes en prose, Hina Aradt An Onqez Al-Alam (quand j’ai voulu sauver le monde).

Visages
Photo : Bassam Al-Zoghby

« La poésie me permet d’exprimer des sentiments personnels et la photographie stimule mon imagination davantage. Pour moi, ce sont deux arts indissociables », souligne la poétesse Gihan Omar, qui vient de publier son quatrième recueil de poèmes en prose, Hina Aradt An Onqez Al-Alam (quand j’ai voulu sauver le monde), aux éditions Al-Maraya. Elle aime aussi photographier des modèles féminins, parfois aux visages souriants et aux apparences soignées, faisant ressortir le meilleur d’elles-mêmes. « Je refuse d’être classifiée, car j’appartiens à la poésie de tous les siècles, celle qui est née de la vie de tous les jours », ajoute-t-elle.

Ses poèmes en prose, sans rythme ni rime, s’adaptent aux mouvements lyriques de son âme, reflétant ses rêves, ses crises individuelles et les soubresauts de sa conscience. La couverture de son nouveau recueil, signée par l’illustratrice Lamia Amin, représente un homme au bord d’un précipice, alors qu’une femme le tient par le dos, afin de le sauver. C’est Gihan Omar qui essaie de conserver l’instant fugace, de rattraper ses héros, en leur redonnant le goût de la vie, « le goût des fruits dans la bouche », comme elle le dit dans son recueil.

Ses vers intimes, incrustés de tropes et d’oxymores, ne cherchent ni à raconter une histoire, ni à transmettre une information, mais à partager une expression libre, à se décharger émotionnellement, comme dans une thérapie. Et ce, sans se soucier des règles de la versification. Car pour Gihan Omar, la poésie est libre comme le vent.

« Le monde passe par un moment difficile et on n’a aucun moyen de le sauver. Un poète ne rêve plus de changer le monde, mais il attend de le ressusciter. C’est son moyen d’échapper à la noyade », affirme la poétesse et photographe qui conçoit la vie comme une méditation profonde, sans jamais perdre ni l’espoir ni l’humour. Pourtant, elle a bien connu des moments difficiles, notamment depuis le décès de son mari, le photographe Hani Al-Gouweili, en 2007, à la suite d’un accident de voiture. « La relecture des lettres d’amour qu’il m’envoyait m’inspire des textes extrêmement touchants. J’ai été très affligée par sa disparition subite », avoue-t-elle.

Son recueil de poèmes en prose An Tassir Khalf Al-Merä (marcher derrière le miroir), publié aux éditions Al-Aïn en 2013, fait état de plusieurs questions existentielles; elles y effectuent plusieurs flash-back sur la période du deuil, sur ses peines et sur la mort. « Dans ce recueil, la notion de temporalité est embrouillée. La mort nous fait prendre conscience du temps qui nous reste à vivre et à quel point il est précieux. Il faut savoir réapprendre à vivre, après ce genre de disparition subite. Ecrire était pour moi une véritable thérapie. J’écris sur mon vécu, et je vis ce que j’écris de manière très personnelle et très dramatique. Je fais une sorte d’autobiographie prosaïque ».

Rêveuse et contemplative, Gihan Omar aime théâtraliser les séquences de la vie quotidienne, en y ajoutant de l’analyse psychologique. C’est sa manière de commémorer un souvenir. Dans son petit appartement qui donne sur la rue Ramsès, au centre-ville cairote, elle se divertit dans sa solitude en suivant le chaos de la rue. La poétesse préserve le même décor de cet appartement hérité de sa belle-famille Al-Gouweili. « Cette photo en noir et blanc montre une cérémonie de mariage en Inde, elle a été prise par Hani, mon mari. La photographie naît de l’émotion, elle la fige puis elle la retranscrit, c’est ce que j’ai appris de lui ».

Gihan aime inviter ses meilleures amies à dîner chez elle, puis elle les prend en photo. « Les traits du visage m’attirent. Je ne cherche pas à créer une photo parfaite, mais plutôt à capter un instant spécial, une sensation singulière. Bien souvent, je me retrouve face à des personnes qui sont stressées, qui se sentent mal à l’aise face à l’appareil photo, et je fais tout pour les détendre ». C’est un peu sa manière de décrire ces personnes.

Nombreuses sont les manifestations culturelles auxquelles elle participe, dans le monde arabe et en Europe. En 2003, elle participe à la 1re édition du Salon international de la photographie, qui s’est tenu à l’Opéra du Caire. En 2007, au Festival de Jerash, en Jordanie. En 2008, à l’événement Damas capitale culturelle, Syrie. En 2010, au Festival Al-Sindyan (Tartous-Syrie) et au Festival de Lodève, en France. En 2012, au Forum des femmes créatives arabes, à Benghazi. En 2015, au Festival international de la poésie à Bucarest. En 2017, au Festival de la poésie arabe en Turquie. La liste est bien longue.

Mais la bourse d’études et la résidence d’écrivain, qu’elle avait reçues en 2009-2010, ont été pour elle une véritable bouée de sauvetage. Elle a passé six mois à l’Académie des études coréennes. Puis, elle est revenue à Tuji, en 2012, et de retour, elle a publié une série d’articles sur ses séjours en Corée au quotidien Al-Akhbar. Ensuite, elle a revisité la Corée pour la troisième fois, en 2015, pour une résidence d’écrivain, à la maison de Kim Jiyoung. Ses voyages lui ont sauvé la vie en quelque sorte, lui ont permis de soulager ses peines.

Gihan Omar ne tient pas en place, elle se lève toutes les quelques minutes pour se laver les mains par mesure d’hygiène, ou pour s’adresser aux colombes qui volent tout près de sa fenêtre. Elle aime les nourrir tous les jours. « Je suis devenue l’amie des colombes, avec elles je partage la paix et le calme, je romps avec mon isolement et le chaos ».

Ses récits sont cohérents, offrant ainsi une union relationnelle de l’être et du monde, de quoi répondre à sa conception philosophique de la vie. Car la poétesse a fait des études en philosophie à la faculté des lettres de l’Université du Caire dans les années 1990. « J’ai choisi de faire des études en philosophie, afin de développer ma capacité de penser, de faire des déductions et de communiquer avec le monde. Sans avoir une interprétation du monde qui nous entoure, nous serions incapables d’influencer la réalité », assure Gihan Omar qui prépare actuellement un master sur la généalogie des valeurs chez Nietzsche. « Philosophe de la volonté de puissance, Nietzsche veut libérer l’Homme. Il veut le rendre à son destin profond pour advenir à ce qui le dépasse, le surhumain », précise-t-elle. A l’instar de Nietzsche, la poétesse aime décrire les choses de la vie, évoquant des sujets divers : nihilisme, psycho-moral, métaphysique, ontologie, volition, existentialisme, philosophie de la beauté …

Tout est enchevêtré de manière indissoluble, mais elle le fait dans un langage clair, simple et expressif, se rapprochant de la philosophie poétique de Yannis Ritsos. « La poésie n’a jamais le dernier mot. Mais toujours le premier », dit-elle. Son deuxième recueil de poèmes en prose Qabl An Nakrah Paolo Coelho (avant de détester Paolo Coelho) a été traduit de l’arabe vers le français en 2010, aux éditions L’Harmattan. « Dans ce recueil, je conteste la Légende personnelle de L’Alchimiste de Coelho. Je vois que les signes ne sont pas toujours un bon guide à suivre, ils peuvent souvent nous tromper ou nous dérouter ».

Gihan Omar est née dans la ville de Belbeis, au gouvernorat de Charqiya, d’un père officier-ingénieur en aéronautique à l’armée égyptienne. Dans sa ville natale, elle menait une vie très disciplinée. Elle aimait jouer auprès de vrais avions qu’hébergeait le complexe académique de l’armée de l’air égyptienne. « J’aimais aussi les bulles vides des caricatures du grand Hégazi, en ajoutant mes propres commentaires. Elles étaient publiées dans le magazine Magued que mon père m’achetait régulièrement. L’ambiance calme de Belbeis a fait de moi une personne de nature méditative ».

Dans les années 1980, à l’âge de 9 ans, Gihan est partie vivre avec sa mère dans la banlieue de Hélouan, à quelques kilomètres du Caire. A l’école, les cours de rédaction en langue arabe l’enchantaient. Elle adorait lire Mahfouz, Milan Kundera, Mario Vargas Llosa, Franz Kafka et Federico Garcia Lorca. « C’est à travers Mahfouz que j’ai découvert le monde », lance-t-elle.

Ce n’est qu’en 2004 que Gihan a confirmé son style littéraire et a publié son premier recueil, Aqdam Khafifa (des pas légers), aux éditions Charqiyat. Un recueil que la grande critique Safinaz Qazem a décrit en disant: « Il ne produit pas des questionnements, mais un étonnement soudain, avec une émotion tout à fait neutre ». Reflétant les divers états des individus, les poèmes de Gihan Omar sont traduits en plusieurs langues: l’anglais, le français, le bosniaque, le roumain, le coréen, le turc et l’allemand. Une reconnaissance mondiale. D’ailleurs, l’un des poèmes de son dernier recueil vient d’être sélectionné pour faire partie de l’Anthologie de la poésie arabe, publiée par la prestigieuse Université Yale.

Jalons

1994 : Diplôme en philosophie à la faculté des lettres.

2004 : Publication de son premier recueil Aqdam Khafifa (des pas légers).

2007: Mort subite de son mari Hani Al-Gouweili.

2013 : Publication de An Tassir Khalf Al-Merä (marcher derrière le miroir).

2021 : Publication de Hina Aradt An Onqez Al-Alam (quand j’ai voulu sauver le monde).

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