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Bassam Kyrillos : Le sculpteur du Ying et du Yang

Névine Lameï, Mardi, 07 septembre 2021

Sculpteur et professeur d’art libanais, Bassam Kyrillos a quelque 30 ans de carrière. Ses oeuvres sont marquées par la dualité de l’existence, la guerre et les mythes de son pays.

Bassam Kyrillos

Miroir vivant de son pays, celui du Cèdre, actuellement en crise humanitaire, l’art sculptural de Bassam Kyrillos est toujours en lien avec le contexte historique et sociopolitique. Inspiré notamment de la mythologie phénicienne et du principe de la dualité de l’existence, il pousse toujours notre réflexion plus loin, sur le hasard et l’incertitude. Il réalise des sculptures, montrant des immeubles balafrés, des masques funéraires, des ruines de guerre, des vestiges en forme de cases d’abeilles, de fils d’araignées … Tridimensionnelles, aux techniques mixtes, elles sont truffées d’émotion. Le spectre de la guerre y est toujours omniprésent, car celle-ci l’obsède. Cependant, une lueur d’espoir jaillit de ses oeuvres. Bassam Kyrillos, 50 ans, est également professeur d’art à la faculté de pédagogie artistique de Beyrouth, de l’Université du Liban, depuis 2001. Il fait partie du jury du programme World Art Collector Incubator 2021, qui vient d’annoncer il y a quelques jours le nom du lauréat. La première édition de cet événement a accueilli au total 60 artistes, du Liban, mais aussi de plusieurs pays arabes.

« Le World Art Collector Incubator est une plateforme sur YouTube créée en 2020, durant la crise sanitaire du Covid-19 et la crise économique sans précédent du Liban. Depuis octobre 2019, le pays souffre de multiples pénuries. Cette plateforme en ligne facilite la rencontre entre les plasticiens, qui peuvent débattre de questions diverses liées à l’art et à la culture. L’association World Art a ouvert son premier centre en 2020 à Ras Beyrouth, et bientôt un deuxième centre sera ouvert à Badaro, toujours à Beyrouth. Celui-ci abritera un atelier, mis à la disposition des artistes libanais qui ont besoin d’un espace pour travailler, notamment parce que les ateliers de plusieurs d’entre eux ont été endommagés lors de l’explosion du port de Beyrouth », indique Bassam Kyrillos. Diplômé de l’Académie Libanaise des Beaux-Arts (ALBA) en 1995, il a ensuite suivi un master en arts visuels en 2007 aux beaux-arts de Damas, en Syrie. Et en 2008, il est parti en France, où il a séjourné pendant 6 ans afin de poursuivre des études doctorales à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, couronnées par une thèse en 2014, intitulée Le Lieu comme existence, une pratique sculpturale in situ. « Ma thèse traite du principe de la dualité de l’existence et de la complémentarité, en se référant au symbole phare de la philosophie chinoise : le Ying et le Yang, un symbole d’harmonie entre deux états opposés, entre deux énergies symbiotiques et complémentaires retrouvées dans tous les aspects de la vie et de l’univers : espoir et désespoir, ombre et lumière, vie et mort, jour et nuit, bien et mal, homme et femme … Côté théologique et philosophique, j’ai traité dans mon doctorat de la crucifixion du Christ au Mont du Calvaire, et de sa résurrection (réincarnation), de la vie après la mort, et voici une autre dualité ! Côté pratique, il m’a fallu créer une installation sur le terrain en rapport avec le contexte théorique de ma thèse », explique Kyrillos.

En 2013, l’étudiant de la Sorbonne regagne passagèrement sa ville natale, Byblos, et crée sur la terre du temple d’Astarté, en pleines ruines archéologiques, une installation représentative de la scène de la crucifixion, optant pour l’abstraction figurative. « Paris est riche par ses magnifiques musées, ses grandes universités aux prestigieux bâtiments dont la Sorbonne. Si dans le temps, je voyageais beaucoup en France, et ailleurs, pour collecter le savoir et débuter une carrière académique et professionnelle, actuellement, un internaute peut accéder virtuellement au monde entier sans se déplacer. Nous vivons dans un monde mondialisé. Entre l’Orient et l’Occident existent certes d’énormes différences culturelles, que j’appelle des discontinuités. Mais Byblos et sa civilisation phénicienne reposent constamment les questions des mythes et des symboles ; elles demeurent une source intarissable de créativité et d’inspiration pour moi », souligne Kyrillos.

L’artiste est profondément attaché à sa ville natale où il réside, le Jbeil ou Byblos, cette cité fondée vers 5 000 av. J.-C. « Byblos est un mot grec ancien qui signifie papyrus, aujourd’hui, la ville est appelée Jbeil en arabe. Cette région montagneuse, connue pour son calme et habitée de manière continue, a eu et a toujours un impact énorme sur ma personne comme sur mon art, très imprégné par la légende d’Adonis et d’Astarté. Les Phéniciens, les Grecs et les Romains organisaient chaque année des fêtes dans la grotte d’Afqa, à l’antique Byblos, centre principal du culte d’Adonis, où la mort de la nature et la vie sont célébrées avec la venue du printemps. Le culte d’Adonis survit encore de nos jours, nous pouvons voir aux bords des fenêtres des maisons libanaises, au moment du printemps, fleurir les jardins d’Adonis (fleurettes de printemps) qui incarnent la résurrection du Christ durant Pâques », révèle Kyrillos.

Les sculptures monumentales de Bassam Kyrillos sont présentées dans de multiples espaces publics, mais aussi dans des galeries d’art dont Mark Hachem, au Musée Sursock des arts modernes. Et en dehors de son pays, le sculpteur expose partout dans le monde, de la Chine à la France, en passant par les pays du Golfe, l’Egypte, les Etats-Unis, Moscou, la Suisse, Dubaï et l’Iran.

En 2010 et 2012, il a participé au symposium de la sculpture au village de Saint-Pons de Thomières (France) réputé comme étant la carrière des « Marbres de France ». C’est là où Kyrillos a créé des sculptures monumentales, sous forme de masques funéraires. « Ils symbolisent l’absence de vérité absolue. Ce sont des masques aux visages impassibles, qui peuplent un monde d’incertitude », souligne Kyrillos, fervent croyant en le mythe du Phoenix, cet oiseau légendaire de l’antiquité qui symbolise les cycles de la mort et le retour à la vie.

« Toute théorie n’a pas de valeur si elle n’est pas appliquée dans la vie. Je m’engage dans des recherches et des démarches conceptuelles, artistiques, philosophiques, etc., afin de mieux comprendre les conditions de notre existence et les possibilités de contrôler notre destin », dit-il. En parlant, on arrive à un autre concept existentiel qui l’obsède, à savoir la théorie du chaos et l’effet papillon, qui étudie le comportement des systèmes dynamiques très sensibles aux conditions initiales. Pour de tels systèmes, des différences infimes dans les conditions initiales entraînent des résultats totalement différents, rendant en général toute prédiction impossible à long terme. Ce sujet lui a d’ailleurs inspiré une exposition qu’il avait tenue en 2017 à la succursale beyrouthine de la galerie parisienne Mark Hachem, mettant l’accent sur le monde fait d’incertitude, gouverné par le hasard, l’imprévisible et le chaotique.

Kyrillos vient de partager sur sa page Facebook plusieurs sculptures datant toutes de 2021. En bronze ou en aluminium, aux différentes patines (rude-lisse), aux couleurs (ocre-vert d’usure), l’artiste y a recours à des matériaux organiques (terre, sable), marqueurs de lieux et de mémoire. On y ressent le parfum de l’histoire, ainsi que la dualité de l’existence. « Lire en philosophie des sciences est un moyen de comprendre la vie », accentue l’artiste.

Dans le coin le plus silencieux de la maison, entouré de son épouse et de ses deux enfants, Bassam Kyrillos aime lire des ouvrages de physiciens tels Albert Einstein et Stephen Hawking. A la maison sont annexés un grand atelier et un immense jardin. C’est là qu’il crée ses sculptures monumentales. « Mon travail ne se vend pas à Byblos. Le marché de l’art est plutôt à Beyrouth. En dépit de la crise financière actuelle, je continue à vendre à Beyrouth comme ailleurs ». Il sort passagèrement de Byblos pour se rendre à Beyrouth où il possède un deuxième petit atelier et où il enseigne à l’Université du Liban. Il va à la rencontre de ses étudiants, ses clients ou les collectionneurs. « En 2013-2014, lors d’une exposition, un des clients m’a reproché de faire tout le temps allusion à la guerre. Je lui ai répondu que la guerre n’est jamais finie. Les problèmes du Liban sont plutôt ajournés que résolus ». Et d’ajouter : « La situation au Liban est compliquée avec un tas d’ingérences politiques et confessionnelles, à l’ombre des conflits d’intérêts internationaux. Pour sortir de la crise, le Liban doit savoir s’adapter, savoir gérer la part sombre de notre existence, le désespoir n’aide jamais. La guerre n’est pas un mal absolu, elle a aussi une dimension morale, parfois c’est une nécessité rationnelle. A un moment donné, la nature a besoin d’exprimer sa rage et sa frustration, par une guerre, un conflit ou un incendie. Et l’être humain ne vit pas séparé de la nature qui l’entoure ».

Bassam Kyrillos fait preuve d’une grande sagesse qu’il a acquise au fur et à mesure durant ses années passées à l’école des Soeurs du Rosaire, à Bourj Hammoud, ou celles passées aux côtés de son maître, le sculpteur autodidacte Georges Ishaq qu’il a fréquenté dès l’âge de 19 ans.

Jalons :

1971 : Naissance à Byblos, au Liban.

1998 : Etudes à l’Académie des beaux-arts de Rome.

1999 : Diplôme de céramique de l’Institut Paolini, Rome.

2000-2002 : Président de l’Association des artistes libanais (LAAPS).

Depuis 2001 : Professeur à la faculté de pédagogie artistique de l’Université du Liban.

2014 : Doctorat de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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