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Lotfia Elnadi : La Marie Curie égyptienne

Lamiaa Alsadaty, Mardi, 30 mars 2021

Physicienne, professeure émérite à l’Université du Caire, Lotfia Elnadi est une femme qui a su se faire une place dans un monde d’hommes. Elle a fondé le Centre national de laser à l’Université du Caire et a fait partie du groupe de physiciens qui a mis en marche le réacteur nucléaire d’Ins­has. A 87 ans, elle reste toujours aussi active.

Lotfia Elnadi

Pas question de penser à Philaminte, la mère dans Les Femmes savantes de Molière, délaissant le bon sens au profit des bons mots. Lotfia Elnadi, cette personne touchante, modeste et forte de caractère est à la fois dotée du bon sens et des bons mots. Faut-il donc écarter l’image des femmes savantes au profit des femmes de science ? Pourquoi les voit-on rarement évoquées ? C’est vrai que les métiers scientifiques sont mal connus, mais aussi les visages féminins y sont inconnus, le résultat de leurs travaux également. « Etre femme dans le domaine des sciences n’est pas évident. On ne cesse de vous critiquer, de vous imposer des obstacles et d’examiner votre patience », souligne profes­seure Lotfia calmement.

Ceci dit, sa tâche était loin d’être facile. Car être une femme brillante ne plaît pas forcément à tout le monde. Et au moment où certains ne cessaient de ridiculiser les aptitudes des femmes et s’interrogeaient sur leur esprit scientifique, alors que la polémique allait bon train, depuis des années, Lotfia avait choisi très tôt son camp : celui du travail sans relâche.

Née dans une famille cairote de la classe moyenne, son père, Mohamed Elnadi, avait un engouement parti­culier pour la science et l’éducation. De 1910 à 1920, il a fait beaucoup d’études. Au début, il a obtenu Al-Alamiya d’Al-Azhar (équivalent du doctorat), puis une licence de charia (loi islamique codifiant l’en­semble des droits et des devoirs individuels ou collectifs des musul­mans) et une licence d’arabe de la faculté de Dar Al-Oloum. « Studieux et distingué, il est embauché comme professeur et devient, en 1956, sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Education ». La mère, Mariam El-Kateb, ressemblait pour beau­coup à son mari, à plusieurs égards. « Ma mère, une jolie blonde aux yeux bleus, a été obligée par son frère à ne pas fréquenter l’école à un moment donné, sous prétexte qu’elle pourrait affronter des risques inéluctables en raison de sa beauté éclatante ». Toutefois, cette dame, qui a été scolarisée juste pendant deux ans, avait l’esprit brillant et était bien consciente de la valeur des sciences.

Eblouie par Lotfia Elnadi, la pre­mière femme égyptienne pilote, la mère a choisi le même prénom pour son bébé, surtout que le nom de famille du père était Elnadi. Une similitude qui lui faisait plaisir. « Maman nous initiait, mes frères et moi, à bien travailler à l’école puis à la faculté. Elle nous a appris à avoir des rêves sans limites. On pou­vait aspirer à être ministres par exemple, pourquoi pas ? », se sou­vient-elle en riant. Lotfia ajoute avec fierté : « Nous étions sept enfants. Ma soeur Iqbal a eu son baccalau­réat de l’école francophone Saint-Joseph, mais comme elle s’était mariée très tôt, elle n’a pas pu joindre l’université. Par contre, mes cinq frères ont réussi tous à occuper des postes importants : l’aîné était chef ingénieur au Canal de Suez, le suivant pilote militaire qui s’est sui­cidé à cause de la guerre de Palestine en 1948-1949, un autre, ingénieur agronome qui était l’as­sistant de Sayed Maréi dans le pro­gramme de réforme agraire. Mon frère, né juste avant moi, était méde­cin, il eu son doctorat de Suède. C’est lui qui a introduit le scanner cérébral en Egypte. Et un autre, pilote chef de division dans l’ar­mée ».

Au sein de cette famille, concréti­ser son rêve est vraiment l’objectif d’une vie. Ainsi, lorsque Lotfia avait brillamment obtenu son bac, ses parents lui ont proposé de s’inscrire à la faculté de médecine. Or, elle leur a exprimé son grand penchant pour l’étude de l’atome et de l’éner­gie, surtout que le domaine nucléaire était nouveau à l’époque. Heureusement, ils ont respecté son souhait et l’ont encouragée. Mais n’était-ce pas un choix bizarre pour une fille, à l’époque ? « Certainement, mais à l’époque, je n’ai pas pensé de la sorte. J’avais un rêve que je voulais réaliser. J’ai eu la chance de découvrir la phy­sique et la chimie en classe secon­daire, j’en étais fascinée et j’ai immédiatement imaginé leur extra­ordinaire portée. Egalement, j’étais éblouie par la biographie de Marie Curie, qu’on nous enseignait pen­dant les cours de la langue arabe. J’étais donc décidée : je vou­drais être comme Marie Curie ! ».

Ainsi, pour suivre les pas de Marie Curie, première femme professeure à la Sorbonne, qui a fondé en 1909 un institut du radium associant recherches fondamentales et appli­cations médicales, Lotfia a dû mener un rythme de travail assez dur et combler ses lacunes en mathéma­tiques et en physique. Et ce, jusqu’à obtenir une licence en physique avec la mention excellent. La première de sa promotion, elle a été nommée assistante à la faculté des sciences. Cependant, comme elle cherchait plutôt un lieu pour continuer ses recherches, elle a préféré plutôt être titularisée à l’Organisme de l’éner­gie nucléaire où elle est restée en poste de 1956 à 1969.

En 1957, 6 mois après avoir obte­nu son diplôme, Lotfia Elnadi a été choisie, ainsi que 11 autres ingé­nieurs et hommes de sciences, pour effectuer un stage au réacteur nucléaire russe. « C’était une bourse décernée par Nasser, qui était à l’époque président de l’Organisme de l’énergie nucléaire, et très préoc­cupé par la fondation du réacteur égyptien d’Inshas. J’ai exprimé mon refus d’y aller parce que je venais de me marier il y a 3 mois. Quelques jours après, j’ai été étonnée de voir mes professeurs rendre visite à Hussein, mon mari, lui demandant la cause pour laquelle il a refusé mon départ en stage. Or, comme je ne lui avais rien raconté, il n’avait aucune idée. Il a été même surpris de mon refus et m’a beaucoup encouragée à poursuivre mon rêve ». Lotfia s’est installée pendant un an en Russie, pour acquérir de nouvelles technologies. « Mon seul ennui fut le climat ! », lance-t-elle. Par ailleurs, elle n’oublie jamais la visite de Nasser à Inshas et ses paroles d’encouragement, puisque le raïs lui a carrément dit : « Je n’ai ni à me faire des soucis, ni à m’inquiéter, tant qu’il y a des femmes comme vous en Egypte ! ».

Le soutien apporté par son mari lui était aussi un véritable fac­teur de réussite. Une véritable preuve d’amour. C’est surtout de l’amour et du res­pect mutuel qui ont réuni le couple. « Il était un gentilhomme de Mansoura, issu d’une bonne famille. Nous avons mené une vie heureuse ». Cette phrase simple dévoile plus qu’elle ne dissimule. La physicienne se sou­vient timidement de leur première rencontre. « C’était dans une usine de médicaments. Puis, il est allé voir mes parents. Nous nous sommes mariés. Puis, nous sommes partis pour l’Angleterre : il a eu une bourse pour achever son diplôme en ingé­nierie de l’Université de Manchester. Alors, j’ai décidé d’en profiter pour faire mon master, que j’ai eu de l’Université de Birmingham ».

De retour en Egypte, elle a pour­suivi ses études supérieures et a réussi à soutenir sa thèse de doctorat quelques années plus tard. « Pendant huit ans, nous nous sommes mis d’accord, mon mari et moi, de ne pas avoir d’enfants, car j’ai été tout le temps exposée à des radiations. Celles-ci pouvaient avoir des effets nocifs sur l’embryon. Mais en 1965, j’ai eu ma fille May et, quelques années plus tard, mon fils Yasser. Les deux ont choisi de se spécialiser en architecture ». Maman Lotfia a su très bien maintenir un équilibre entre sa vie familiale et sa carrière scientifique. La recette ? « Il n’y a pas de recettes », sourit-elle. Et d’ajouter modestement : « Il faut juste donner à chaque responsabilité dans la vie son temps, de manière à tout mener à bien. C’est peut-être un don ?! ».

Après de longues années, Lotfia Elnadi change d’orientation. Elle quitte l’énergie nucléaire pour le laser. « Dans les années 1980, la faculté a reçu de l’Allemagne un nouvel appareil de laser comme cadeau, mais il n’y avait personne spécialisé dans le domaine pour l’utiliser. Je me suis mise donc à explorer ce nouveau domaine ». Elle a même rêvé de former des cadres par le biais d’un centre spécialisé dans la nouvelle technologie de laser et ses applications : le Centre natio­nal de laser voit donc le jour, après 10 ans de travail et d’insistance. « Ahmad Zoweil, que j’ai invité en 1994 pour assister à l’ouverture du Centre national de laser et qui avait su que je travaillais sur ce projet depuis 1984, m’avait dit : quelle patience et quelle force ! ». Depuis, ce centre n’a cessé de former des cadres de haut niveau.

Le manque de cadres semble un obstacle majeur qui s’impose contre les grands projets. Le réacteur nucléaire d’Al-Dabaa ne fait pas exception. Est-ce la raison de l’in­quiétude de certains ? « La peur du nucléaire est justifiée par le manque de cadres. On a des cadres, mais il faut en avoir un nombre beaucoup plus important, capable d’extraire et de retraiter le combus­tible. Et, par consé­quent, on n’est pas sûr et certain que ceux qui vont nous vendre le réacteur allaient continuer à nous fournir le com­bustible indispen­sable quant à son fonctionnement ».

Pourquoi une facul­té telle celle des sciences n’a pas le prestige qu’elle mérite ? La carrière scientifique est, en général, ardue et pour les femmes et pour les hommes. Malheureusement, les jeunes crai­gnent de devoir parcourir des che­mins trop arides pour rejoindre ces métiers. De plus, ils cherchent beau­coup plus à faire fortune et ne consi­dèrent pas la valeur de la science, contrairement à sa génération.

Retraitée depuis 1999, elle est tou­jours professeure émérite et main­tient son activité de recherche et de direction. « Ne plus travailler est pour moi devenir paralysée », sou­ligne Lotfia, qui a dirigé 60 thèses et a complété 130 recherches. Elle organise tous les deux ans une conférence internationale au dépar­tement. En outre, elle continue à visiter certaines universités de Corée du Sud, de France, d’Allemagne et des Etats-Unis. Mais, vu la situation sanitaire, tous les séminaires et les conférences sont en ligne. Cependant, elle continue à nouer des rapports très chaleureux avec ses étudiants. Elle s’intéresse à leurs travaux et aide les plus brillant(e)s dans leurs carrières. Les femmes de génie ne sont pas rares.

Jalons

1934 : Naissance au Caire.

1956 : Nommée chercheuse au Centre national de l’énergie nucléaire.

1960 : Master de l’Université de Birmingham, Grande-Bretagne.

1964 : Doctorat de l’Université du Caire.

1991-1993 : Directrice du Centre national des techniques de laser et de ses applications.

1991-1994 : Chef du département de physique à la faculté des sciences de l’Université du Caire.

2009 : Prix d’estime de l’Etat.

2013 : Ordre des sciences et des arts de première classe.

1999-présent : Professeure émérite à la faculté des sciences de l’Université du Caire.

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